Extrait d'un portrait d'Edouard Glissant par Guy Deslauriers pour la série "Un siècle d'écrivains" (France 3 / Kreol Productions, 1996). Musique : Olivier Glissant.
Donc, la nuit, la nuit, comme vecteur de lumière, et comme vecteur de Relation.
Ensuite, il y a la plume, l’encre et la plume, jamais de stylo-bille autant que je m’en souvienne, sans doute là-aussi, par ce biais de la plume, le rappel des soifs de connaissance sur les bancs de l'école, le souvenir invoqué d’une écriture d'enfant, qui se cherche, qui s'applique auprès des encriers de plomb, qui apprend à dompter la plume sergent-major. Sans doute aussi, le souvenir du crissement quasi imperceptible de cette plume filant les volutes de son encre, distribuant sa pensée, ses intuitions, ses fulgurances toujours plus vastes et que sa main tentait de deviner au vol. Et puis, cet amour du papier, pas seulement du papier, mais du cahier, avec autant que je m’en souvienne, ces couvertures rigides, ces reliures cartonnées, noires, qui figuraient le livre. Et puis, cette écriture serrée, économe de la place, stigmate d’une époque où la feuille était rare, le cahier introuvable et précieux, où il fallait optimiser l'espace, et puis sans doute le vœu de ne pas s'étaler mais de tramer les profondeurs, de fouiller les silences, d’organiser les cris, faire lever du sillon le plus dense une parole fondatrice. Je me souviens avoir entendu de lui que les premiers temps d'écriture, les plus intenses, s'étaient faits dans des espaces contraints, cahier calé sur les genoux serrés, et que toujours il avait célébré cette gêne initiale, voulu retrouver ce vouloir empêché d’où il fallait tenter tous les élargissements. Du tremblé des flambeaux, il aura sans doute ramené le tremblement de la pensée, celui qui écarte les totalitarismes, la prison des systèmes, les explicitations voulues définitives, pour proposer l’ouvert d’une poétique des indéfinitions, et qui s’étale autant qu'elle baille en profondeur, et qui permet une vigilance de tout instant dans les sillons de l'incertain, les fastes de l'intuition, la solitude devenue solidaire. Des en-dehors de l'écriture, hors genres, hors linéarité, hors toute langue orgueilleuse, dans les langages nomades et sans accoutumances, il avait élu la mosaïque toujours vivante des archipels, nul besoin d’un océan qui fournirait le lien, mais l’œuvre en devenir, se cristallisant d'écriture en écriture, elle-même diffusée dans tous les genres possibles. De la nuit primordiale, il aura ramené cette capacité à confronter intact le mystère du Tout-monde, et donc à supporter de ne pas définir ou de comprendre la nuit, à refuser de la fixer dans une interprétation si généreuse soit-elle, non, élire juste l'écoute, la perception participante, la spirale questionnante, toujours renouvelée, sur un arrière-fond de terreur antillaise, ou peut-être de ces désordres qu’animent les surgissements de la beauté. Sa main précédait la machine, la main c’est vrai confère une liaison organique aux phrases, rameute des idées qui restent libres, elles se tiennent par le mouvement de la main, la conscience de la main. L’unité étant là, dans l’emprise magnétique de la main, le chaos peut s'ouvrir, creuser, s'étendre, aller le vertical, pratiquer le détour, et tout cela en même temps. Et quand l’esprit confrontait à bouche bée les mystères, alors ce sont les traits, dessins et griffonnages, qui prenaient le relais, juste le geste libre qui dégage une forme, le gribouillis qui désacralise l’univers de la phrase, la forme à peine identifiée qui signale un quelque chose d’opaque, et cela transformait la page en une carte d'errance, l’atlas d’un labourage têtu dans les gouffres génésiques, les traces d’une fréquentation de l'indicible. Il avait sans doute ce soin de la feuille éprouvée qui témoigne de la lutte où se reliait le dissocié, se dissociait ce qui d'être relié brimait l’intense divination des choses. Chaque cahier s'alourdissait ainsi d’une charge d'informel autour de l’écriture demeurée sous conscience. Les à-côtés des lignes faisaient matière intransmissible qui soutenait la ciselure qu'opérait par la suite la machine. Chaque cahier devenait quelque chose qu'il transportait partout, et au plus près de lui. Ses manuscrits témoignent ainsi : d’une quête d’abord manuelle, consubstantielle du pays-Martinique, tellement chargée de nos nuits, de nos bruits, de nos lunes, que toute la terre martiniquaise s’exalte dans ce limon qui monte d’elle et nous offre tout ce qu’il faut pour féconder le monde – c’est un peu ce que je vois dans l'écriture d'Edouard Glissant.
Patrick Chamoiseau
Extrait d'un portrait d'Edouard Glissant par Guy Deslauriers pour la série "Un siècle d'écrivains" (France 3 / Kreol Productions, 1996). Musique : Olivier Glissant.
Il est sûr que la peur -- la peur sacrée que nourrit toute enfance, tout comme la peur initiatrice de ces veillées aux flambeaux dans les quartiers du Lamentin, aux arrières de l'usine -- a dû nourrir sa perception du monde : il surgit en Tout-monde du souffle indéchiffrable que transmettaient les officiants. Alors, il avait sans doute tenu à garder cette terreur initiale, ce ban de connaissance, cette soif mise en alerte, cet obscur abondant qui allait exiger les grands soleils de la conscience. Et donc, il écrivait la nuit. Si la lampe à pétrole a surplombé ses premières écritures, au-delà de ses nécessités, c'est sans doute parce qu’elle aussi chancelait autant que les flambeaux, créait de l’incertain, faisait parler les ombres, animait d’incertitude les déliés de la plume, les résistances accueillantes du papier dessous l’emprise du geste.
DANS L’ECRITURE D’ÉDOUARD GLISSANT
par Patrick CHAMOISEAU
Il écrivait la nuit. La nuit, disait-il, l’amenait à relation immédiate avec presque la totalité de l'existant, tout le possible, tout l’invisible. Sans doute, les nuits tropicales -- chargées, tissées de vies sonores, de frémissements, d'inextricable aussi -- demeuraient-elles ses préférées. Ce qui l’envahissait, durant ces créations nocturnes, étaient sans doute l’atmosphère des veillées antillaises, le cercle tremblé des flambeaux, les voix indémêlées des vieux conteurs de plantations et des chanteurs de Bèlè.
Que nous dirait-il du monde qui se défait sous nos yeux, de ce lieu où toutes les nations ont fini par prendre leurs quartiers ou par être admises, lieu où elles soliloquent à défaut de converser, lieu indispensable pour définir et servir l'ordre du jour du monde, tel qu'en parle Erri de Luca, mais lieu qui ressemble à une Tour de Babel où les traductions ne sont que gargouillements inaudibles, lieu où les ténors du monde semblent se résigner à leur impuissance, sinon s'y complaire.
Que nous dirait-il de ces périls multiples, lui qui ne cède jamais au confort de l'analyse rudimentaire, de la confusion intentionnelle, de la condamnation simpliste, qui ne se soumet pas à l'intimidation des explications courtes et péremptoires. Sans doute nous ferait-il ressentir l'urgence d'une pensée fructifère, d'une lecture effervescente du monde. Edouard dit écrire en présence de toutes les langues du monde. Peut-être nous revient-il de penser enfin en présence de toutes les pensées du monde, de construire une compréhension du monde en présence de toutes ses intelligences, de nous dégager des équilibres et précautions prétendument nécessaires mais qui ne servent en réalité qu'à dissimuler les désordres désolants, à travestir les inégalités en fatalités, les injustices en hasards, à tolérer l'impunité des puissants, y compris lorsqu'ils ont, par des affirmations frustes ou des manipulations délibérées, créé de véritables pagailles et pillages dans certaines régions, donné emprise à des frustrations vengeresses et fourni prétexte à de cyniques propagandes. Peut-être nous revient-il de faire savoir aux maîtres provisoires, ceux dont on sait depuis Aimé Césaire, qu'ils 'mentent, et donc qu'ils sont faibles', faire savoir à ces misters Backlash, avec les mots de Langston Hughes chantés par Nina Simone, que 'the world is full of folks like me'.
C'est ailleurs sans doute, désormais, hors de tous ces lieux convenus, réglés et régulés, rituels et protocolaires, où il n'y a plus guère place pour la disputatio, où la controverse est non grata, c'est ailleurs, vraisemblablement, que les relations peuvent générer.
Il nous reste, en fouillant son œuvre, et en explorant celles d'écrivains et d'artistes familiers des complexités de nos humanités, à trouver le 'rythme du monde, sa voix profonde' qu'annonce Amina Saïd.
Kind of blue, que cette quête bienveillante à l'improvisation et sensible à la polyphonie, dont Miles Davis a élargi le chemin ouvert par George Russell, pour qu'à partir de bases solides et sobres, comme en musique modale, on puisse créer, et donc comprendre, à l'infini.
Au moment où le monde est un vaste champ où l'on s'étourdit à vouloir édifier d'illusoires clôtures, Edouard ferait sans doute écho à cette invite de Méléagre de Gadara, 'la seule patrie, Etranger, est le monde que nous habitons, un seul chaos a engendré tous les mortels'.
Christiane Taubira
Garde des Sceaux, Ministre de la Justice
Le 'monde tel qu'il est', avant et après sa dissection par Salvat Etchart ; le monde tel qu'il rétrécit en son Divers sous l'œil éploré de Victor Segalen ; le monde tel qu'il s'obstine à creuser la 'blessure sacrée' d'Aimé Césaire ; le monde qui donne encore tant envie de 'continuer à ruer' comme le fait inlassablement Léon-Gontran Damas. Le monde tel que nous entendons le vouloir. Instruit de l'Histoire, Edouard sait comme les hommes sont prompts à maltraiter l'homme, jusqu'où l'homme peut abîmer l'humanité, à quel point l'instinct de domination, la volonté de puissance, les capacités de destruction parviennent à invalider la fraternité. Pour avoir ausculté jusqu'au vertige la froide organisation de la traite négrière et de l'esclavage, pour avoir compris le calme agencement des camps de concentration, pour avoir bien perçu cette 'banalité du mal' mise en lumière par Hannah Arendt et qui lacère la chair et la mémoire à Phnom Penh, à Kigali, encore à Erevan et toujours à Windhoek, il sait et s'aheurte à faire entendre combien cette succession de tragédies et d'abominations, comment l'abyssale imagination humaine à l'œuvre dans l'exploitation et les industries d'extermination, pourquoi l'infinie dévastation par la pensée de système et la force inapprivoisée, appellent un infini de la pensée du monde en ses convulsions, ses bouleversements, ses revirements, ses tremblements. Dès lors, s'aventurer dans la rencontre, consentir à l'altérité, aller au-devant des périls, s'arranger des métamorphoses en gestation en nos identités, oser s'accorer aux transformations de soi, et s'accommoder de l'inachevé comme d'une fréquentation en cours, telle est la voie promise pour se mettre au diapason des diversités originelles ou nouvelles et de leurs conséquences. Mais d'abord, avant tout et toujours, faire tomber les murs, tous les murs, ceux de l'ignorance, ceux de l'indifférence, ceux de l'exclusion, démasquer ces lâchetés qui se repaissent de la peur de l'autre, abattre aussi les murs de barbelés et de béton.
Il n'y a pas lieu, pour autant, de se laisser désorienter et se fourvoyer à confondre rencontre et rassemblement, à perdre de vue ce que l'ancrage en son lieu apporte en assurance et en disposition à l'altérité. Edouard récuse l'universel, sa légitimité hautaine, ses supposées vertus.
A la place de l'universel, 'leurre et rêve trompeur', il nous invite à concevoir la 'totalité-monde, comme quantité réalisée et non comme valeur sublimée à partir de valeurs particulières'. La poésie remplit son office lorsque, plutôt que de produire de l'universel, elle 'enfante des bouleversements qui nous changent'.
Edouard entretient, délibérément je crois, un monologue querelleur avec les économistes. Trop érudit pour ignorer les travaux d'un Raùl Prebisch, d'un Celso Furtado ou d'un Henrique Cardoso sur la Dépendance, d'un Samir Amin sur la Déconnexion, il refuse tout commerce avec l'économie, lui reprochant de glacier ou d'affadir le monde, de le dévitaliser en l'incarcérant dans des normes, des règles non élues, de sourdes orthodoxies. Pouvait-il méconnaître que le monde de l'économie était travaillé de l'intérieur par ses rebelles, ses mutins, ses résistants, les Joseph Stiglitz, Amartya Sen, Paul Krugman ? Trouvait-il dans ces dissidences l'empreinte encore rétive d'une pensée de système, fût-elle contestataire ? Il semblait ne vouloir faire crédit à personne, dès lors que l'économie s'invitait dans quelque explication du monde. C'était l'un de ses entêtements obtus, l'une de ses opacités si voluptueusement assumées. Et l'une des quelques circonstances où, de cette voix qui jouait à vouloir se casser, il tonnait ses froides exaspérations.
Chat-tigre.
Intuitif comme le chat. Puissant comme le tigre et, comme le tigre, curieux de territoires inexplorés.
Chat-tigre, nom créole de l'ocelot dans mon Amazonie qu'il a choisi de feuilleter, aux rendez-vous du prix Carbet, pressentant dans ce fragment de continent d'autres mystères, d'autres géographies, d'autres sédimentations affleurant, d'autres défis pour la Relation.
Par son rapport à la langue et au langage, à la fois charnel et savant, Edouard Glissant cultive la conscience que la forme d'expression la plus haute est la poésie, cette 'sueur de la perfection' selon Derek Walcott, et l'objet le plus élevé de la poésie, le monde.