"Les Dossiers de l'Institut du Tout-Monde" vous proposent des focalisations sur certains points liés à la philosophie générale de l'institut. Les créolisations, l'idéal de Relation, la trame plurielle et tremblée des interculturalités agissantes : les axes, en somme, qui furent ceux qu'Édouard Glissant avait voulus aux fondements de l'Institut du Tout-Monde, quand il le fondait en 2006. Une approche intuitive que nous déclinerons au gré de ces nouvelles propositions du site.
Le 19 juin 2014, en commémoration de l'exécution de Julius et Ethel Rosenberg, une cérémonie a été organisée (voir l'extrait ci-contre), avec un hommage d'Angela Davis et la lecture de la dernière lettre adressée par les Rosenberg à leurs deux enfants Robert et Michael, peu de temps avant d'être exécutés.
Retrouvez les autres parties de cet hommage avec Angela Davis, Robert et Michael Meeropol :
Robert et Michael Meeropol sont aujourd'hui tous les deux professeurs d'université et font en sorte de perpétuer l'engagement humaniste de leurs parents. Robert Meeropol a fondé une ONG qui vient justement en aide aux enfants dont les parents sont poursuivis pour leur engagement politique, le Fonds Rosenberg pour les enfants.
Un détail touchant, qui permet de commprendre autant l'implication de poète d'Abel Meeropol que l'adoption des enfants Rosenberg en 1954 : en publiant ses textes, Meeropol se servait, on l'a dit plus haut, du pseudonyme de "Lewis Allan". En fait, il s'agissait d'un hommage à ses deux premiers enfants, qui étaient mort-nés. Anne et Abel Meeropol n'eurent que eux enfants, issus de cette adoption de 1954. C'est chez W.E.B. Du Bois qu'il furent présentés aux enfants Rosenberg, quelques mois après l'exécution de leurs parents.
Au moment où elle enregistre Strange fruit, Billie Holiday a déjà fait la dure expéricne du racisme et de la discrimination.
Ci-contre : retour sur la genèse de Strange fruit : extrait de Billie Holiday, sensational Lady (BBC, 2001) avec notamment David Margolick, auteur en
Robert et Michael Rosenberg rendant visite à leurs parents en prison, avant leur éxécution.
© Library of Congress
De son côté, la célébrité d'Abel Meeropol s'accroît, mais pour une autre raison que sa chanson : sa femme et lui décident en 1954, d'adopter les enfants de Julius et Ethel Rosenberg, que l'Histoire connaît tristement sous le nom des "époux Rosenberg", ce couple de communistes juifs new-yorkais accusés par le gouvernement d'espionnage pour le compte de l'Union soviétique, puis exécutés en 1953, le président Eisenhower ayant refusé leur grâce. Les deux fils des Rosenberg, Robert et Michael deviennent donc les fils des Meeropol, toujours aussi indignés par l'injustice.
Le caractère de manifeste politique de Strange fruit n'échappe pas aux autorités, puisqu'en 1941, Abel Meeropol est convoqué devant la commission Rapp-Coudert qui, bien avant celle du sénateur Mac Carthy, entreprend une véritable chasse aux sorcières et au nom de la ville de New York, enquête sur d'éventuelles opérations de propagande communiste menées dans les établissements scolaires. On demande à Meerpol si Strange fruit répond est une commande du Parti communiste américain, et même s'il a été payé par le parti pour l'écrire. Certaines radios en interdisent par ailleurs la diffusion, ce qui n'empêche pas un succès massif auprès du public.
Dans ses spectacles, Billie Holiday est confrontée au désir de censure des producteurs. Elle exigera donc dorénavant comme préliminaire à ses contrats, une clause stipulant qu'elle pourra interpréter la chanson.
Les arbres du Sud portent un étrange fruit,
Du sang sur les feuilles et du sang aux racines,
Un corps noir qui se balance dans la brise du Sud,
Étrange fruit suspendu aux peupliers
Scène pastorale du vaillant Sud,
Les yeux exorbités et la bouche tordue,
Parfum de magnolias doux et frais,
Puis l'odeur soudaine de chair brûlée
C'est un fruit que les corbeaux cueillent,
Que la pluie rassemble, que le vent aspire
Que le soleil pourrit, que les arbres lâchent
C'est là une étrange et amère récolte.
Southern trees bear a strange fruit
Blood on the leaves and blood at the root
Black bodies swingin' in the Southern breeze
Strange fruit hangin' from the poplar trees
Pastoral scene of the gallant South
The bulgin' eyes and the twisted mouth
Scent of magnolias sweet and fresh
Then the sudden smell of burnin' flesh
Here is a fruit for the crows to pluck
For the rain to gather
For the wind to suck
For the sun to rot
For the tree to drop
Here is a strange and bitter crop
À partir de 1939, Billie Holiday incarne par son interprétation la puissance dramatique et l'expression politique de Strange fruit.
Elle en paye le prix en devenant une cible privilégiée des racistes
et échappe de peu à des menaces de mort en Alabama.
The children in the playground, the faces that I see
All races and religions, that's America to me
Néanmoins (révélateur) : dans le film, les paroles "my neighbors black and white" ont été censurées, ce qui provoque la fureur de Meeropol.
L'interprétation de Strange fruit par Billie Holiday est une incarnation, où chaque mot du texte semble acquérir son poids irréductible d'horreur.
En 2014, étaient célébrés les 75 ans de la chanson Strange fruit. L'occasion pour deux pasteurs américains, dont un slameur (J. Kwest), de revenir sur la genèse de l'œuvre. Une évocation forte, bien que frôlant de temps à autre une certaine niaiserie. À voir tout de même avec intérêt, dans un style américain empreint ouvertement d'une forte religiosité.
Fermons donc la parenthèse pour en revenir au parcours glorieux de Strange fruit : après sa première interprétation publique par sa femme, Abel Meeropol la confie à Laura Duncan qui l'interprète au Madison Square Garden. C'est là qu'elle frappe Robert Gordon, manager qui l'encourage à confier sa chanson à Barney Josephson, propriétaire du "Café Society", un cabaret progressiste de jazz new-yorkais de Greenwich Village. C'est lui qui à son tour, la fait découvrir à Billie Holiday, l'une des artistes montantes de l'époque, et qui se produit dans l'établissement en cette période. La musique composée par Meeropol est alors arrangée très favorablement par Danny Mendelsohn, ce qui achève de convaincre la jeune chanteuse de 23 ans, qui décide alors de faire sienne cette terrible scène de lynchage qui la mettait mal à l'aise dans un premier temps. Après avoir remporté un succès considérable lors de son interprétation en public en 1938 (à Harlem, devant un public d'abord sous le choc puis déchaîné d'enthousiasme), Billie Holiday décide d'enregistrer la chanson en 1939. Après un refus de son propre label Columbia Records (craignant la portée politique du titre), c'est finalement un humble label juif new-yorkais indépendant, Commodore Records, qui assume le risque de l'édition. Sur scène, Billie Holiday donne à l'œuvre une portée dramatique particulièrement intense, une solennité du reste renforcée par une scénographie dépouillée et en cela impresionnante : salle dans l'obscurité, projecteur dirigée sur elle, départ après l'obscurité finale - il faut préciser que la chanson est le finale de son tour de chant. Il est possible d'en avoir une idée dans l'enregistrement vidéo dont on dispose (voir ci-dessous : enregistrement par la BBC en 1958). À la sortie du disque, Samuel Grafton du New York Post écrit que cette chanson est destinée à devenir la Marseillaise de la lutte contre la ségrégation dans le Sud.
Cliquer ci-dessus, The house I live in, court-métrage d'Albert Maltz avec Franck Sinatra (1945), et la chanson composée par Earl Robinson, sur des paroles de Lewis Allan (Abel Meeropol). Document Archive.org. Après Strange fruit, The house I live in combat encore l'intolérance et en l'occurrence l'antisémitisme.
Les Meeropol ont en commun cette conscience politique aigüe qui, en ces années trente, les rend particulièrement sensibles à l'inquiétante montée de l'antisémitisme et du fascisme en Europe. Militants et humanistes, ils ne supportent plus le racisme d'État en vigueur aux États-Unis, où la ségrégation raciale est omniprésente. Ils fréquentent les milieux antiségrégationnistes et en particulier W.E.B. Du Bois. La similitude entre le sort réservé aux Noirs aux États-Unis et les persécutions dont sont victimes les Juifs d'Europe leur semble patente.
À ce titre, une parenthèse n'est pas inutile : il faut savoir qu'Abel Meeropol composera également pour Franck Sinatra les paroles de la chanson The house I live in qui sera filmée par Albert Maltz dans un court-métrage de 1945, couronné d'un Oscar d'honneur et d'un Golden Globe en 1946. L'enjeu du film : combattre l'antisémitisme et l'intolérance, aux lendemains de la guerre. Les paroles de la chansons écrites par Meeropol sous son pseudonyme de Lewis Allan constituent un vibrant plaidoyer pour la démocratie et la tolérance.
Mais Meeropol veut faire connaître davantage son texte, et il veut surtout lui donner un impact fort. Il décide alors de le mettre en musique et en confie la première interprétation en public à son épouse Anne, en 1935.
Ceci est la photographie du lynchage de Thomas Shipp (19 ans) et d'Abram Smith (18 ans) survenu le 7 août 1930 à Marion, dans l'Indiana. C'est cette photo, diffusée sous
forme de carte postale, que vit Abel Meeropol et qui le décida à écrire Strange fruit.
C'est la chanteuse de jazz et de blues Billie Holiday qui immortalise Strange fruit en 1939, dans un enregistrement réalisé pour Commodore Records, avec le Café Society Band.
Strange fruit est
le premier texte évoqué par Glissant dans son Anthologie de la poésie du Tout-Monde de 2010
Ci-contre, sélection des Dossiers de l'ITM : web documentaire Strange fruit de David Weidlein (2006) / Extraits de : Strange fruit de Joel Katz (2002, Oniera Films)
Quelques considérations à propos de la genèse de l'une des plus célèbres protest songs de la musique américaine du XXe siècle.
Un manifeste politique
Si en 1999 le magazine Time faisait de Strange fruit la "chanson du siècle", ce n'est pas un hasard : la place cruciale de cette œuvre dans la culture américaine est considérable, appartenant à la longue tradition des protest songs qui, depuis le XIXe siècle, n'a cessé d'irriguer l'itinéraire des mouvements sociaux aux États-Unis. Une protest song porte en son sein comme un concentré de révolte contre l'injustice, qui en fait un acte politique fort. Il ne faut donc pas s'étonner si l'histoire des luttes abolitionnistes est perlée de ce type de texte, et si le mouvement des droits civiques en fut également porteur. Et de fait, il faut voir dans Strange fruit non seulement la plus célèbre, mais surtout la plus puissante protest song du XXe siècle - ce qu'elle fut en effet, à savoir un puissant manifeste politique qui jouera un rôle primordial dans la conscientisation des Américains face au scandale de la ségrégation et de la violence raciales. Et son histoire même a quelque chose de puissamment symbolique : le 7 août 1930, se déroule l'un des très nombreux lynchages de Noirs qui perdurent dans les États du Sud, en l'occurrence à Marion, dans l'Indiana. Deux jeunes, Thomas Shipp et Abram Smith, arbitrairement accusés du meurtre d'un ouvrier blanc et du viol de sa fiancée, sont sortis de leur prison et lynchés par la foule. Comme à l'accoutumée dans ce genre d'événements somme toute encore très ordinaires dans cette région du pays, une photo est prise de la pendaison des deux jeunes hommes et de la joie de la foule, pour constituer une carte postale (tout cela est vrai), qui circulera dans le pays. Il se trouve que cette carte postale tombe entre les mains d'Abel Meeropol, enseignant juif de New York, très actif politiquement, membre du Parti communiste, et par ailleurs homme d'une grande culture, poète à ses heures (il enseigne la littérature anglaise dans un lycée réputé du Bronx, DeWitt Clinton High School). En découvrant le cliché, Meeropol est bouleversé et, selon les témoignages, n'en dort pas. Il décide alors d'écrire ce poème, conçu comme un manifeste antiraciste qui sera d'abord intitulé Bitter fruit (Fruit amer) et de le publier sous le pseudonyme de Lewis Allan dans l'organe de l'union des enseignants de New York, The New York Teacher, ainsi que dans une publication communiste, The new masses.
Voilà quelques semaines de cela, cette nouvelle rubrique du site était inaugurée à la faveur d'un dossier consacré aux symboles de la mémoire aux États-Unis, de Amazing Grace au drapeau des Confédérés, descendu du Capitole de Caroline du Sud le 10 juillet dernier. Le dossier d'aujourd'hui permettra de prolonger le propos, avec un autre symbole, qui a acquis à travers le temps une valeur iconique de l'histoire de la ségrégation raciale aux États-Unis et qui a d'ailleurs joué ce rôle dans le mouvement des droits civiques. Strange fruit, poème d'Abel Meeropol publié en 1937 avant d'être une chanson immortalisée par Billie Holiday en 1939, occupe dans l'imaginaire américain une place à part : longtemps censuré parce qu'il porte la mémoire des crimes raciaux (le texte décrit crûment les lynchages de Noirs dans le Sud des États-Unis, dont les arbres portent le fruit des cadavres pendus), il sera brandi comme un étendard et un témoignage tout au long des luttes d'émancipation des années soixante et deviendra au fil du temps en lui-même un lieu mémoriel d'une rare densité émotionnelle. Est-on sûr pour autant d'en connaître l'histoire, et les soubassements poétiques pourtant prégnants, qui en soulignent finalement la force ? Pensé dans un intertexte voulu avec certains hauts lieux de la poésie française, le texte d'Abel Meeropol vise un imaginaire universel des sacrifices draînés par l'Histoire, par-delà même ses occurrences particulières. Il est par ailleurs devenu ce qu'il convient d'appeler un "standard" de la musique américaine, un classique souvent "revisité", pour reprendre le vocabulaire idoine. Cette fortune même, cette sorte de pérennité en somme confèrent à ce chant de martyre un certain prestige, qui sera pour nous rehaussé quand on rappellera l'importance qu'il avait aux yeux d'Édouard Glissant, qui le plaça en tête de son Anthologie de la poésie du Tout-Monde, La terre le feu l'eau et les vents publiée en 2010. Glissant avait d'ailleurs confié à Laure Adler, lors de l'un des entretiens qu'il avait réalisés à son micro, que cette chanson, dans l'interprétation de Billie Holiday, avait fait l'objet de sa part, d'un apprentissage auprès de tous ses enfants, qu'il avait volontairement initiés à la signification et à la force du texte. Et d'abord, comment nommer cette œuvre ? Le terme de "chanson" restitue mal sa portée symbolique. Le terme de "poème" fait l'impasse sur son incarnation musicale. Alors nommons Strange fruit chant de révolte, immortel.