"Les Dossiers de l'Institut du Tout-Monde" vous proposent des focalisations sur certains points liés à la philosophie générale de l'institut. Les créolisations, l'idéal de Relation, la trame plurielle et tremblée des interculturalités agissantes : les axes, en somme, qui furent ceux qu'Édouard Glissant avait voulus aux fondements de l'Institut du Tout-Monde, quand il le fondait en 2006. Une approche intuitive que nous déclinerons au gré de ces nouvelles propositions du site.
Sauf indications contraires, les citations de Frankétienne mobilisées ici sont extraites de Frankétienne, anthologie secrète, Mémoire d'encrier, 2005. Ces citations se rapportent pour la plupart à un ouvrage demeuré inédit, Mots partagés.
_______________________
Fac-similes de Frankétienne, extraits de Frankétienne,
anthologie secrète,
© Mémoire d'encrier, 2005
Lui, laminaire
Il est certainement un phénomène auquel il faut être attentif à propos des artistes et écrivains caribéens, et qui est un fait autant "sociologique" que psychologique, très prégant pour les intéressés eux-mêmes : les artistes de la Caraïbe ont toujours dû résoudre la contradiction d'être porteurs d'une expression, d'une création issues de leurs îles, de leurs terreaux initiaux, et de la nécessité dans le même temps de se projeter au monde, pour éviter l'isolement de l'insularité. Problème concret, car l'audience de l'œuvre produite dépendant aussi de cette projection vers l'extérieur, il faut tôt ou tard résoudre l'alternative : partir ou rester ? Et il serait arbitraire de départager la légitimité d'une position ou d'une autre : chaque créateur, chaque écrivain choisit la modalité qui lui convient le mieux et qui lui semble la plus adéquate. En tout cas, ce qu'il faut savoir et retenir de cet itinéraire biographique de Frankétienne, c'est qu'il est de ceux qui ont toujours refusé de s'expatrier, même dans les conditions les plus difficiles. Frankétienne a volontairement choisi de demeurer en Haïti, bravant les contextes plus que délétères des deux dictatures féroces des Duvalier père et fils, ayant toujours par ailleurs assumé un engagement politique dangereux sous ce type de régime et dans l'instabilité qui s'en est suivie. Et ce, pour une seule raison : de son aveu même, Frankétienne est viscéralement un créateur haïtien, dont la création tire sa substance et son énergie de son pays lui-même. Il lui était donc inconcevable de partir : c'eût été déserter la destinée de son peuple et surtout, c'eût été se couper de ses racines, et tarir sa parole en un chant d'exil. Cette attitude plus qu'admirable parce qu'elle n'a pas été la plus facile, n'a pas entravé pour autant la force du rayonnement international de son œuvre, au contraire de bien d'autres créateurs et écrivains insulaires. Et c'est là un prodige, dû à une reconnaissance qui s'est accrue au fil des ans et au fil de la construction d'une œuvre protéiforme et parlant à tous, sous toutes latitudes, parlant en un même élan la langue de l'enracinement et l'idiome de l'ouverture.
Soirée organisée à l'occasion du 79e anniversaire de Frankétienne,
le 12 avril 2015 à Port-au-Prince, par Radio Télé Caraïbe. Avec la participation de nombreux artistes haïtiens, de grand talent.
« Finies les plaisanteries, les débilités, les platitudes à prétentions littéraires, les fadaises infantiles et les recettes rassurantes pour les gogos gagas bègouès et bèkèkès qui se reposent béatement à l'horizontale sur le dos pour soit-disant lire tout en croquant du pop-corn, des baguettes de frites, des rondelles d'amuse-gueules et des graines de cacarètes grillées en pétant dans leurs pyjamas, leurs culottes de travers, leurs moumoules transparents et leurs pantalettes en filanguettes provocatrices. »
Frankétienne, désigné Artiste de l'UNESCO pour la Paix en 2010, Trésor national vivant en Haïti en 2006, Commandeur
des Arts et Lettres en France en 2010. Il est l'auteur d'une œuvre immense, aujourd'hui mondialement célébrée.
Et qui pourrait ignorer qu'avec Frankétienne, la Caraïbe a donné au monde un nouveau Rimbaud ? Or depuis Rimbaud, le poète est le Voyant par excellence, et Frankétienne est incontestablement de cette trempe, qu'il s'agisse de la prescience du destin de son pays, ou de ce malheur qui a marqué les consciences, je veux dire l'épouvantable séïsme qui a touché Haïti le 12 janvier 2010, faisant 300 000 morts. Il se trouve que ce jour-là, Frankétienne menait les répétitions de sa pièce de théâtre Melovivi ou le piège, qui représente les lendemains d'un séïsme cataclysmique en Haïti. À l'heure du tremblement de terre, Frankétienne était chez lui à Delmas, répondant aux questions d'un journaliste. Sa maison résistant "miraculeusement" à la destruction, l'événement semble avoir été un tournant dans la spiritualité de l'écrivain. Il s'en explique auprès de Nancy Roc, dans l'entretien ci-dessous.
La prétendue sorcière Klorina meurt sept jours après dans son lit. Son cadavre est étendu dans une mare de sang coagulé alors que son corps n'a aucune blessure." (Frankétienne, anthologie secrète, Mémoire d'encrier, 2005).
"J'émigre de Ravine-Sèche vers le quartier du Bel-Air à Port-au-Prince, à l'âge de huit mois. Moi, Jean Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d'Argent, petit blanc rural, étais au centre d'une cabale. Une vieille dame de Ravine-Sèche, âgée de plus de quatre-vingts ans, Georgina Klorina, irritée par les louanges du voisinage à mon égard, s'est révoltée contre le statut que me conférait ma peau blanche. Elle refuse que toute la région de Ravinde-Sèche m'adule en prenant au sérieux un petit bâtard, né dans des circonstances honteuses. Elle met en place une artillerie lourde d'arguments anti-blancs. Ce qui trouble toute la famille. Je réagis simplement, en pleurant toute la nuit. Les heures suivant, je tombe malade : diarrhée, vomissements, coliques qui laissent présager une entérite suspecte d'origine maléfique. Ma mère prend la grave et soudaine décision de partir.
« J'aime déranger le manège des clowns médiocres et casser la ronde folklorique des rats. L'hypocrisie, la tromperie, le mensonge et la ruse m'indisposent. »
« Je suis le plus grand créateur que Haïti ait jamais donné. Je pourrais dire toute la Caraïbe. D'ailleurs, par nature et par option, je déteste le misérabilisme et la commune mesure. Je préfère être au sommet d'une cathédrale qu'être au fond d'un trou de rats. J'abhorre les mazorats et les médiocres. Je cultive le sentiment de la Grandeur et la conscience de l’immensité hors-mesure de mon œuvre. Oui, mon ami, je suis un Génial MÉGALOMANE !!! »
Quelques mots du "génial mégalomane"
Si vous vénérez l'eau tiède, passez votre chemin, cette littérature n'est pas faite pour vous ; si vous aimez les tièdes, faites de même à propos de l'homme Frankétienne. Car l'homme est à la mesure de la démesure de son œuvre, pour reprendre encore l'expression de Glissant : excessif, bouillonnant et surtout, volontiers mégalomane. Et tant pis pour ceux qui ne veulent pas voir ce qui se cache derrière cette mégalomanie provocante, car lui, continuera de clamer à qui veut l'entendre :
5/ Jeux de miroirs
Artiste reconnu en Haïti, la renommée de Frankétienne devient internationale. Ses pièces sont jouées et reprises dans de nombreux pays, des expositions de son travail pictural attirent de plus en plus de spectateurs. Arrivé à maturité, il entreprend de réécrire certaines de ses œuvres, tandis que l’écriture autobiographique revêt une autre forme, mêlant écriture, peinture et collages. Ces réécritures, ces échos semblent être une tentative de réconciliation du soi pour tenter de contrer enfin la « tragédie du double » qui l’a hanté toute sa vie (métissage, « schizophonie », gémellité). Dans cette dernière période, qui le voit voyager et quitter son pays pour la première fois à l’âge de 51 ans, et devenir pour quelques mois ministre de la culture, l’œuvre de Frankétienne atteint la plénitude. La « magicriture » - connaissance de soi par l’écriture - devient le mot qui résume toute son entreprise.
Note (ITM) : Frankétienne parle longuement dans cet entretien, du mouvement de Saint-Soleil, abordé dans le dossier "Les nomadismes d'André Malraux".
4/ Les mots marrons
Dans les années 70, Frankétienne, qui avait jusqu’alors privilégié le français, s’empare du créole. Retour aux sources de la culture haïtienne et à la langue maternelle, ce nouveau rapport à la langue et à la création poétique et fictionnelle va bouleverser son rapport à l’écriture, aux mots, qui deviennent de véritables portes d’entrée de la résistance. C’est dans cette même optique qu’il s’attèle à l’écriture dramatique, rencontrant un public beaucoup plus populaire. Interprétant lui-même certains de ses personnages, il inscrit l’engagement au cœur de l’expérience théâtrale et invente un nouveau type de mise en scène directement inspiré des rituels vaudous. Il devient une véritable figure auprès de la population haïtienne qui n’hésite pas à l’interpeller dans la rue et à se précipiter chez lui en cas de séisme ou d’ouragan. Ses pièces ont un succès sans précédent, notamment Pélentèt, créée en 1978 qui connaît un énorme retentissement dans tout le pays. Censuré, accusé de complot, Frankétienne trouve encore une nouvelle manière de rester ce « témoin du réel », volonté qui l’a habité toute sa vie.
3/ Du cercle à la spirale
Frankétienne est le théoricien de la spirale, cette nouvelle esthétique susceptible de capter les mouvements désordonnés et l’anarchie de la vie et à saisir la mystérieuse harmonie du chaos. Au cœur du spiralisme se trouve une croyance en le pouvoir absolu du langage que le poète cherchera toute sa vie à tordre pour lui rendre sa puissance première. L’année 1972 constitue un véritable tournant dans l’œuvre et la vie de Frankétienne, puisque parait Ultravocal, première œuvre spirale schizophone, tandis qu’il commence d’explorer l’art pictural à travers le Mouvement Saint-Soleil. C’est cette même année qu’il adopte définitivement le nom de « Frankétienne », devenant par là son propre père et créateur. Passant miraculeusement à travers les mailles de la dictature des Duvalier, ses textes fictionnels sont de plus en plus engagés politiquement, replaçant au cœur de l’enjeu romanesque la responsabilité du peuple face à son histoire.
2/ « Géographie du massacre »
Haïti, sa géographie, ses cataclysmes et ses catastrophes naturelles, ses déchirements politiques, et toute la douleur qui en découle irrigue véritablement toute l’œuvre de Frankétienne. Chacun de ses textes témoigne d’un moment de l’histoire d’Haïti, et surtout de cet amour profond, viscéral et ambivalent qu’il éprouve pour sa terre.
Forcé de rester dans son île après la grande grève étudiante de 1960, il commence à écrire de la poésie, influencé par les grandes plumes que sont Anthony Phelps, René Philoctète ou Marie Chauvet, tout en administrant un établissement d’enseignement supérieur.
Durant cet entretien, Frankétienne explore l’enfermement existentiel que constitue la géographie insulaire et la manière dont l’ambivalence est au cœur de sa création poétique et fictionnelle.
1/ L’Eveil
Ecrivain, peintre, musicien, dramaturge, comédien, Frankétienne a cherché tout au long de sa vie à explorer les diverses formes artistiques. Ancré depuis toujours dans l’île d’Haïti, qu’il a refusé de quitter même au plus fort de la dictature des Duvalier, il puise dans sa terre, son histoire et sa culture ses principales sources d’inspiration. Théoricien de la « spirale », un temps ministre de la Culture, très engagé politiquement, il se dit « survivant » des déchirements politiques et des catastrophes naturelles de son pays. Figure centrale de la culture et de la résistance aux régimes dictatoriaux en Haïti, Frankétienne est considéré comme un « monument national », une « immense cathédrale ».
Cette série d’entretiens propose de plonger dans l’univers foisonnant d’une œuvre protéiforme et labyrinthique.
Cette première partie revient sur l’enfance et l’adolescence troublées du poète, marquées par l’absence du père, fondatrice de l’œuvre à venir.
INDISPENSABLE : Frankétienne par lui-même Écoutez ou réécoutez l'excellent entretien en 5 parties de l'écrivain avec Delphine Japhet, diffusé sur France Culture, "À voix nue", du 6 au 10 janvier 2014. Les textes de présentation de chacun des entretiens sont de la rédaction de France Culture.
Petit exercice de littérature comparée : Frankétienne comme Glissant livrent là deux récits en cela voisins, qu'ils relatent le déplacement effectué par leurs mères respectives, les menant en leur petite enfance, loin de leurs lieux de naissance. Je ne risquerai pas ici une psychanalyse qui serait forcément de comptoir, pour me concentrer justement sur la signification que recèle ce type de récit, quant à un certain éthos, un imaginaire particulier au gré duquel le souvenir de ce déplacement initial (serait-ce la première phase de l'individuation ?) désigne un registre particulier et fondateur : pour Glissant, c'est cette intériorisation du paysage qui sera, on le sait, si importante dans son écriture ; pour Frankétienne, la brutalité du contexte de cette sorte d'exil premier (contexte d'un opprobre originel), qui est si conforme à tout ce qu'on sait de l'éminente solitude de cet écrivain dans son propre pays. Et en tout état de cause, la matrice particulière de cette origine fonde chez Frankétienne la définition d'un parcours, la volonté de se construire une destinée, pour celui qui était surnommé dans son enfance "caca sans savon", terme violent du créole haïtien qui désigne l'enfant illégitime (en créole martiniquais, on dirait "ich kone").
Après l'enfance, l'adolescence délinquante à Port-au-Prince, jeunesse débridée et au bord de la perdition. Puis les études de médecine (interrompues), puis l’exil intérieur sous les deux Duvalier, puis les luttes politiques, l'adhésion au Parti communiste haïitien en 1965 (précédant la rupture violente avec le parti), puis la carrière mutliforme de cet artiste total. La création du Collège Frankétienne, établissement d'enseignement secondaire à Port-au-Prince en 1961. Mais surtout, l’entrée en littérature et l’édification d’une écriture déjouant les nomenclatures traditionnelles, inclassable entre toutes, de la fondation du mouvement spiraliste à la fin des années soixante, au massif langagier et imaginaire d’Ultravocal en 1972 et l’élaboration du concept de « schizophonie ». Les thèmes essentiels d’une énergie individuelle indomptée - qui correspond à celle de son pays - voient le jour dans les méandres de cette fabrique vertigineuse où les jeux formels se marient aux cris fondamentaux d’une conscience politique : les bégaiements historiques d’une société qui ne parvient pas à trouver son équilibre interne après le geste initial de 1804, mais aussi les vacillements de l’identité, les accès brutaux de l’angoisse existentielle, sans oublier les présences obsédantes d’un éros omnipotent et sauvage ("Je coïte donc j'existe" dit Frankétienne). Et puis le surgissement de cet événement fondamental pour les lettres caribéennes : en 1975, la publication de Dézafi, le « premier roman moderne de la langue créole » comme le qualifie son propre auteur, ouvrage qui jouera un rôle majeur pour la génération de la créolité. On connaît par la suite les succès puis les rééditions successives de L'Oiseau schizophone (1993), de Rapjazz (1999) et de H'Eros chimères (2002) qui recevra le Prix Carbet. Et puis la fonction, brève, de ministre de la culture du gouvernement Leslie Manigat en 1988.
« Adrienne ma mère, peut-être considérée bien hardie d’avoir mis au monde un autre petit Nègre, me prit sous un bras et descendit la trace du Morne qui menait au bruit éternel de l’eau coulant là en bas. J’avais un peu plus d’un seul mois d’existence, et il faut douter si j’entendais ce bruissement qui sillonnait dans l’air et semblait arroser toutes choses. Pourtant je l’écoute encore en moi. L’intense végétation ne présentait pas une faille, pas une éclaircie, mais le soleil la perçait généralement avec une violence sans rage, je les vois encore, nuit bleue des branchages et des lames des feuilles et vivacité du jour. » (Édouard Glissant, La Cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2005).
Où finit le vrai, où commence la légende dans ce récit de l'écrivain ? Inutile de le chercher, autant prendre ici la fiction pour le prolongement des faits, et de la mémoire vraie ou reconstruite (il semble que l'enfant soit plutôt resté jusqu'à quatre ans à Ravine-Sèche). Qui ne l'a compris aujourd'hui devra encore l'apprendre : tout créateur tient en bandoulière le "mensonge vrai" de sa propre légende, qui est le sésame de l'entrée en art, et tout spécialement en littérature. Soyons toujours attentifs aux récits premiers de l'enfance chez les grands écrivains : ils sont signifiants d'un fondamental "vouloir dire" (soyons cuistres) qui dit déjà le motif souterrain d'une présence au monde, pour qui sait les écouter et les décrypter. Rappelez-vous du récit de Glissant, de sa prime enfance et de cette "traversée" de la Martinique avec sa mère :
La légende et les jours de Jean Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d'Argent
Connaissez-vous l'Artibonite ? C'est une terre centrale, terre d'un fleuve généreux en un pays de rocaille, Haïti, et c'est là que vit le jour celui dont le nom déjà semble décliner comme une épopée fondatrice, une litanie de nomination héroïque où l'on entendrait preque l'annonce d'une légende : de son vrai nom Jean Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d'Argent, il naît à Ravine-Sèche, dans l'Artibonite, le 12 avril 1936. Les origines elles-mêmes marquent de fureur une destinée : cette origine est celle du viol d'une petite paysanne de 16 ans par son père adoptif, un riche homme d'affaires américain, qui n'est autre que Benjamin Lyles, le PDG de la Compagnie de Chemins de fer Mac Donald. La petite paysanne haïtienne, c'est la mère de Franck, et le riche industriel américian, ce père qu'il ne verra qu'une fois. Ce qui en résulte est la naissance de Franck, un enfant à demi-blanc (un "chabin") aux yeux bleus et qui va déclencher dès son plus jeune âge les réactions les plus inouïes, faisant l’apprentissage précoce des complexes raciaux d’une société haïtienne dans le chaudron de laquelle il va vivre ses premières années entre rejets et valorisations paradoxales. Pour preuve, à peine croyable : avec sa mère, l'enfant sera "exilé" en quelque sorte de l'Artibonite, vers Port-au-Prince, une vieille sorcière de Ravine-Sèche dénigrant si fortement la mère et son enfant qu'elle force ce départ :
"Irréductible". Tel est l'adjectif qui convient le mieux à cet artiste inclassable, poète, romancier, dramaturge, peintre, acteur, musicien, chanteur lyrique, qui est l'un des monuments de la littérature de la Caraïbe, mais dont la portée dépasse amplement ces frontières-là. De Frankétienne, de Glissant et de Césaire, on a longtemps dit qu'ils étaient les trois "nobélisables" caribéens les plus probables - c'était compter sans les savants et obscurs dosages régionaux selon lesquels les jurés de Stockholm accordent leur précieux prix : ces dernières années, c'est la Caraïbe anglophone qui par deux fois, s'est vue gratifiée, avec Naipaul et Walcott. Mais peu importe, puisque du vivant de ces trois-là, la postérité a déjà courronné leurs œuvres essentielles. On comprendra que la tâche soit redoutable, qui consiste à présenter en termes synthétiques une œuvre aussi foisonnante et empressons-nous de le dire, aussi exaltante. Car cette irréductibilité de Frankétienne doit être placée sous le signe de l'énergie indomptable qui caractérise la littérature haïtienne dont il est souvent considéré comme le "patriarche". Les données historiques, les considérations anthropologiques, sont peut-être à même de fournir un début d'explication à l'étonnante vivacité de la littérature qu'Haïti a su produire et continue de donner au monde. Mais rien ne saura jamais expliquer l'irruption de génies littéraires aussi accomplis que celui de Frankétienne, dont l'œuvre abondamment étudiée par le monde s'est déjà imposée comme une référence inaliénable de cette "littérature des Amériques" comme l'appellait Glissant. Comment expliquer au XXe siècle Carpentier, Césaire, Glissant, Perse, Garcia Marquez, Fuentes, Neruda, Amado ? On s'essouffle en fin de compte, à essayer d'expliquer le surgissement des joyaux de la littérature. Mieux vaut en constater les présences, comme nous tenterons de le faire ici à propos de Frankétienne. Car dans le cas qui nous intéresse, le phénomène est assez caractéristique, comme pour tous les écrivains précités, porteurs chacun d'un style propre et en quelque sorte créateurs d'une empreinte : tout se passe comme si leur œuvre contenait comme un concentré d'énergie qui à lui seul irradie en son entour, dit un terreau originel et parle au monde - et c'est toujours le prestige opérant des grandes œuvres, que ce lien entre le particulier et l'audience universelle. Ce "rayonnement" (on pourrait presque prendre le terme au sens du rayonnement nucléaire) est inconciliable, il vaut mieux en prendre acte et en constater l'étendue, avant de l'expliquer car toute contextualisation s'avérerait hasardeuse (et déjà les mots de cette introduction semble bien lénifiants au regard de l'écrivain dont nous parlerons). Frankétienne, lui, semble synthétiser tout ce que la littérature caribéenne porte en elle de tellurique et d'explosif, de démesure aurait encore dit Glissant, et c'est la démesure du verbe, de l'expression et de l'imaginaire dont il est question, portant trace et éclat d'un fondamental vertige métaphysique et de son hurlement : j'ai toujours pensé au Cri de Munch en lisant Frankétienne - ce cri forcément ultravocal. L'œuvre déborde les genres scripturaux, fait éclater les typologies habituelles. Alors comment approcher un tel phénomène, autrement que par une sorte de protocole de l'immersion, évitant toute glose, se taisant devant l'œuvre ? Voyez, écoutez, lisez les tangibles présences de Frankétienne, génial Haïtien, écrivain caribéen, artiste du monde, arpenteur intemporel.