"Les Dossiers de l'Institut du Tout-Monde" vous proposent des focalisations sur certains points liés à la philosophie générale de l'institut. Les créolisations, l'idéal de Relation, la trame plurielle et tremblée des interculturalités agissantes : les axes, en somme, qui furent ceux qu'Édouard Glissant avait voulus aux fondements de l'Institut du Tout-Monde, quand il le fondait en 2006. Une approche intuitive que nous déclinerons au gré de ces nouvelles propositions du site.
Beauty before me : navajo weavers (Document sur
les traditions orales et graphiques des Indiens Navahos).
The Iroquois : the oral tradition (Document sur les traditions orales des
Indiens Iroquois, très proches de celles des Navahos en matière de mythes premiers).
Les medicine men de la Nation navaho, et leurs peintures rituelles sur sable accompagnées de chants et de formules transmises à travers les âges.
Tous ceux qui ont pu assister à ceci, savent la force de telles réalités culturelles et savent le prix de ce qu'on nomme oralité. Et le constat est valable pour tous ceux qui ont pu faire l'expérience, un jour ou l'autre, de cette étonnante puissance des cultures orales et de leurs expressions, quelles que puissent être leurs provenances : que ce soit le conte créole (pensons à Mimi Barthélémy à titre d'exemple, pour Haïti), ou de toute autre aire de l'oralité. Nul doute que notre modernité technologisée a tout à en apprendre : pas seulement le phénomène de l'ensemencement de l'écrit par la présence forte des littératures orales, mais en matières de modèles de transmission des savoirs - et c'est l'objet de notre second temps, "Les paradigmes".
Comment gloser un texte pareil, sans être irrémédiablement tenté par le démon de la paraphrase ? Car tout y est, tout est dit ici, soupesé et pensé moyennant d'ailleurs des anticipations sur lequelles nous reviendrons dans la deuxième partie du présent dossier. Mais vraiment, on ne pouvait pas mieux penser cet ensemencement de l'écriture par l'oralité, dans cette mission première de dire le monde, on ne pouvait pas mieux voir dans quelle mesure en marronnant hors du récit omniscient, on pouvait être à même de recouvrer les histoires et le divers irréductibles, on ne pouvait pas mieux envisager le poète comme porteur de cet art de "bâtisseur de langage" où le dit poétique puise sa puissance, on ne pouvait pas mieux distinguer qu'en tout acte de langage, peut être engagée une oralité qui enrizhome l'altérité. On ne pouvait pas mieux développer à propos de toutes ces questions un regard plu neuf, parce que justement, attentif à tout ce que je nomme régénération, quand Glissant parle ici d'un "changement d'ordre" ("L'éclat des littératures orales est ainsi venu, non pas certes remplacer l'écrit, mais en changer l'ordre").
Et en effet, peut-être le plus singulier de cette aventure de "renouement" (je reprends à dessein le vocable persien), c'est qu'elle est portée par ces "langues de l'oralité, hier méprisées, hier dominées" que désigne Glissant dans son texte. Ces peuples sans écriture, détenteurs de leur mémoire orale et de sa richesse sont donc aussi des peuples qui ont dû résister, pour préserver leur identité et la singularité de leur rapport au monde. Cette part de résistance, part tout à fait effective et qui ne relève pas d'une image d'Épinal, contribue à rehausser encore leur valeur d'exemplarité.
Il peut avoir été donné à chacun d'avoir fait l'expérience souvent inoubliable d'être confronté à cette présence de l'oralité, une expérience qui vraiment, est susceptible de donner pour soi-même la conscience de cette présence non frelatée au monde, risquons le mot "authentique", en effet légitime quand il s'oppose à toute culture essouflée. Et l'expérience singulière d'être confronté à la force irréductible des expressions émanant d'une culture, surtout quand elle a justement été méprisée et dominée pour reprendre les termes utilisés par Glissant. Je me permettrai ici de faire état d'une expérience toute personnelle, mais qui a été aussi collective dans sa singularité même : il y a quelques années de cela, la Cité de la Musique de Paris avait pris l'initiative plus que remarquable (et ce fut d'ailleurs un événement), d'inviter une délégation de la Nation des Indiens Navahos, aujourd'hui installée dans les réserves d'Arizona. Il s'agissait tout particulièrement de donner à voir ce qu'est la tradition des medicine men chez les Navahos et en l'occurrence, l'une des seules femmes chamanes ou medicine women avait pu faire à cette occasion une démonstration de séance rituelle. La force incommensurable de cette femme de petite taille, porteuse non seulement de la littérature orale de sa tribu (avec ses très nombreux contes cosmogoniques, proches de ceux des Iroquois) mais aussi de savoirs ancestraux de médication, fut une chose certainement inoubliable pour tous ceux qui ont eu la chance d'assister à cette séance. Rien de folkrorique, qu'on ne s'y méprenne pas, car la Navaho Nation se tient éloignée de ce genre d'exercice exotique mais, dans une volonté de faire connaître une culture qui a su résister à toutes les persécutions (et même à l'extermination), certaines délégations sont parfois invitées par le monde, répondant au compte-gouttes aux sollicitations. Cette femme donc, l'une des seules medicine women navahos, était entrée dans une salle silencieuse (public attentif et interloqué), avec une douceur inouïe, disant simplement en anglais, avant de parler la langue navaho : "I know everyone of you". S'en était suivi un silence à la fois pesant et étonnant, d'environ une trentaine de secondes. Puis de reprendre, en s'avançant vers le public et en regardant chacun dans les yeux, toujours avec une douceur et comme une bienveillance dfficiles à évoquer : "I know you... I know you... I know you". Encore un silence, plus long. Puis deux récits sur la fondation de l'univers, envisagée dans la culture navaho. Puis la séance d'invocation, après le disposition de sable blanc délimitant le cercle de la parole.
Et non pas par une abstraction, par une idéalisation de toutes choses, qui nous aurait fait retrouver dans notre lieu particulier comme un reflet d'un universel bienfaiteur et profitable. Nous avons renoncé à cela aussi. La prétention d'abstraire un universel à partir d'un particulier ne nous émeut plus. C'est la matière même de tous les lieux, leur minutieux ou infini détail et l'ensemble exaltant de leurs particularités, qui sont à poser en connivence avec ceux de tous les lieux. Écrire c'est rallier la saveur du monde.
L'idée du monde n'y suffit pas. Une littérature de l'idée du monde peut être habile, ingénieuse, donner l'impression d'avoir "vu" la totalité (c'est par exemple ce qu'on appelle en anglais une World Literature), elle vaticinera dans des non-lieux et ne sera qu'ingénieuse déstructure et hâtive recomposition. L'idée du monde s'autorise de l'imaginaire du monde, des poétiques entremêlées qui me permettent de deviner en quoi mon lieu conjoint à d'autres, en quoi sans bouger il s'aventure ailleurs, et comment il m'emporte dans ce mouvement immobile.
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Écrire c'est dire, littéralement.
Les éclats de la parole dont des manifestes de tant de peuples qui tout d'un coup sont accourus chanter leurs langues, avant que peut-être elles ne disparaissent, usées et effacées par les sabirs internationaux. L'aventure commence, pour toutes les langues de l'oralité, hier méprisées, hiers dominées. Fixations, transcriptions, et leurs pièges à éviter ; mais aussi inscriptions de ces langues dans une formation sociale qui a peut-être tendance, ou qui est amenée par force, à utiliser ce qu'on appelle une grande langue de communication, langue dominante. Le divers du monde a besoin des langues du monde.
L'éclat des littératures orales est ainsi venu, non pas certes remplacer l'écrit, mais en changer l'ordre. Écrire c'est vraiment dire : s'épandre au monde sans se disperser ni s'y diluer, et sans craindre d'y exercer ces pouvoirs de l'oralité qui conviennent tant à la diversité de toutes choses, la répétition, le ressassement, la parole circulaire, le cri en spirale, les cassures de la voix.
Dans cet état nouveau de littérature, l'ancienne et si féconde divisions en genres littéraires ne constitue peut-être plus loi. Qu'est-ce que le roman et qu'est-ce que le poème ? Nous ne croyons plus que le récit est la forme naturelle de l'écriture. L'histoire qu'on raconte et maîtrise était naguère inhérente à l'Histoire qu'on fait et qu'on régit. Celle-ci était garante de celle-là, pour les peuples d'Occident, et celle-là l'éclat légitime de celle-ci. Il y a encore du prestige de cette solidarité dans la vogue des romans à la mode, en Europe et dans les Amériques. Nous sommes tentés par d'autres partitions. L'éclatement de la totalité-monde et la précipitation des techniques audiovisuelles ou informatiques ont ouvert le champ à une infinie variété de genres possibles, dont nous n'avons pas idée. En attendant, les poétiques du monde mélangent allègrement les genres, les réinventant de la sorte. Ce qui fait que notre mémoire collective est prophétique : en même temps qu'elle assemble le donné du monde, elle tâche à en soustraire ce qui tendait à la hiérarchie, à l'échelle de valeurs, à une transparence faussement universelle. Nous savons aujourd'hui qu'il n'y a pas de modèle opératoire.
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Le poète, par-delà cette langue dont il use, mais mystérieusement dans la langue même, à même la langue et dans sa marge, est un bâtisseur de langage. Les combinatoires astucieuses et mécanisées de langues pourront paraître bientôt désuètes, mais non pas le travail qui baratte au fond du langage. Le poète tâche à enrhizomer son lieu dans la totalité, à diffuser la totalité dans son lieu : la permanence dans l'instant et inversement, l'ailleurs dans l'ici et réciproquement. C'est là le peu de divination dont il se prévaut, face aux dérélictions inscrites dans notre réel. Il ne mène pas le jeu de l'universel, qui ne serait pas manière d'établir Relation. Il ne cesse de supposer, depuis le premier mot de son poème : "Je te parle dans ta langue, et c'est dans mon langage que je t'entends."
Écrire c'est dire : le monde.
Le monde comme totalité, qui est si dangereusement proche du totalitaire. Aucune science ne nous en procure une opinion réellement globale, ne nous permet d'en apprécier l'inouï métissage, ne nous fait connaître comment sa fréquentation nous change. L'écriture, qui nous mène à des intuitions imprévisibles, nous fait découvrir les constantes cachées de la diversité du monde, et nous éprouvons bienheureusement que ces invariants nous parlent à leur tour.
Ce dire de l'écriture, qui nous rapproche ainsi d'une telle connaissance, fait aussi que nous ressentons pourquoi c'est le monde comme totalité, et non pas une partie exclusive du monde, élue ou privilégiée, qui nous transporte.
Nous découvrons que l'endroit où nous vivons, d'où nous parlons, nous ne pouvons plus le distraire de cette masse d'énergie qui au loin nous sollicite. Nous ne pouvons plus en saisir le mouvement, les infinies variances, les souffrances et les plaisirs, si nous ne l'accorons pas à cela qui bouge si totalement pour nous, dans la totalité monde. La "partie exclusive" que serait notre lieu, nous ne saurions en exprimer l'exclusivité si nous la tournons en exclusion. Nous concevrions alors une totalité qui réellement toucherait au totalitaire. Mais, au lieu de cela, nous établissons Relation.
À l'Institut du Tout-Monde, nous avions reçu en 2014, en une séance conjointe du Cycle "Le chant du monde" et du Cycle Traduction, l'ethnologue Patrick Saurin qui, dans son travail singulier de redécouverte de la poésie nahuatl de l'ancien Mexique, dresse un constat de cet ordre (ci-contre la vidéo de la séance du 18 février 2014, "Autopsie du poème qui ne chante plus. La poésie nahuatl de l'ancien Mexique au chevet du poème de notre temps"). Et même si il est possible de reconstituer cette poésie de la "fleur" et du "chant" grâce aux traces écrites dont on dispose, on sait qu'elle ne valait qu'en fonction d'une oralité intense. Ce cas illustre par excellence cette idée d'une régénération de la notion même du poème et de son lien au monde, par cette sorte d'exemplarité d'une poésie (en l'occurrence, débusquée par-delà le temps) dont le ressort résidait dans l'oralité (voir l'ouvrage de Patrick Saurin, Les Fleurs de l'intérieur du Ciel (José Corti, 2009).
Séance du 18 févier 2014 des Cycles "Le chant du monde" et Traduction, ITM : "Autopsie du poème qui ne chante plus. La poésie nahuatl de l'ancien Mexique au chevet du poème de notre temps". Patrick Saurin mène des recherches sur l’ancien Mexique depuis une trentaine d’années. Il a publié notamment : Teocuicatl. Chants sacrés des anciens Mexicains, Muséum national d’histoire naturelle et Institut d’ethnologie du Musée de l’Homme, 1999 ; La Fleur, le chant, In xochitl in cuicatl. La poésie au temps des Aztèques, Jérôme Millon, 2003 ; Chants à Celui par qui l’on vit, La Pierre d’Alun, 2004 ; Les Fleurs de l’Intérieurs du Ciel, José Corti, 2009.
En 2009, dans sa maison du Diamant en Martinique, Édouard Glissant dit à Patrick Chamoiseau, autour d'un punch, dans quelle mesure pour lui, les peuples méconnus et réputés sans expressions ont souvent la capacité de "dire le monde" plus complètement que toutes les positionnements occidentaux visant à régenter le cours des choses. (Extrait de Édouard Glissant, la créolisation du monde, Mathieu Glissant / Yves Billy, 2009)
Pourquoi "régénération" ? Dire le monde, selon Glissant
Le terme mobilisé ici de "régénération" peut sembler exégéré : pour qu'intervienne une régénération, faudrait-il déjà qu'il y ait eu dégénérescence. Mais justement, il me semble que c'est le cas quand on considère un certain état des expressions culturelles occidentales, essoufflées à force de surenchères dans une sophistication qui dissimule mal une crise profonde et subtile. À vrai dire, le diagnostic de la crise de la culture dans la civilisation occidentale n'est pas nouveau, comme ne l'est pas non plus la pleine légitimité de lier cette crise à ce qu'on nomme aujourd'hui standardisation ou main stream, et que déjà Théodor Adorno nommait "mass medias". Renouer avec les modalités échappant encore à cette standardisation, comme par excellence les ressources de l'oralité, c'est déjà envisager la force propre à une transmission multiséculaire, qui est en soi susceptible de "régénérer" en effet les modèles que nous connaissons. En ce sens, le bénéfice que peut tirer de cette plongée dans la vivacité vécue de l'oralité le modèle d'une pratique culturelle devenue apparemment si "osbsolète" dans les littératures occidentales d'aujourd'hui (pour aller vite) telle que l'est hélas la poésie, parce qu'elle a perdu peu à peu le magistère qu'elle exerçait, et parce qu'elle s'est progressivement coupée de ses racines propres, est considérable. C'est en ce sens que la notion d'une régénération possible peut être avancée : ressourcement dans les virtualités expressives du verbe poétique, "renouement" (au sens où l'entend Saint-John Perse) avec les forces primodiales qui en motive l'énonciation et en somme régénération du geste poétique lui-même.
Maria Manca est ethnologue, spécialiste en ethnopoétique, et enseigne à l'Université Paris VII Diderot. elle est l'auteur entre autres, de La poésie pour répondre au hasard. Une approche anthropologique des joutes poétiques de Sardaigne (CNRS Éditions / Maison des sciences de l'homme, 2009).
Ci-dessus : Gara nostra, film de Louis Wallecan
(France 3 corse et Mareterraniu, 2007)
Présentation producteur : "Ce documentaire nous plonge au cœur des joutes en compagnie des poètes, et fait partager au téléspectateur le caractère rituel et l’émotion profonde, archaïque qui s’en dégage. Entre Corse Baléares et Sardaigne, il nous entraine à la rencontre de ceux et celles qui font vivre cette tradition."
Ci-dessus : "Quand le poète s'inspire de la vie exemplaire des saints (joutes poétique de Sardaigne)", Conférence de Maria Manca (Journée d'études "L'inspiration au prisme des vies de poètes", CNRS-LLACAN-École pratique des hautes études-Université Paris I Panthéon-Sorbonne-Université d'Aix-Marseille)
Présentation de la communication : "En Sardaigne, lors des fêtes patronales, des improvisateurs s’affontent au cours d’une joute poétique (gara poetica) offerte en don au saint patron du village, afin d’obtenir sa protection. Sur la place de l’église où se trouve la statue du saint, les poètes chantent des huitains d’endécasyllabes rimés (ottavas), accompagnés par un petit chœur polyphonique, sur des thèmes tirés au sort sur le moment. (...)"
Chistiane Seydou fait autorité à propos de la poésie peule du Mali. Ethnolinguiste, directrice de recherche au CNRS (LLACAN - Langages, langues et cultures d'Afrique noire), elle est l'auteur de nombreux ouvrages de référence en la matière. Citons La poésie mystique peule du Mali (Karthala, 2008) ou encore - pami ses éditiions scientifiques - Les guerres de Massina. Récits épiques peuls du Mali (Karthala, 2014).
Ci-dessus : Poésie pastorale, présentation de la poésie pastorale peule par Christiane Seydou - Document CNRS / Canal U (10 juin 2012)
Présentation Canal U : "Au Mali, dans le delta intérieur du Niger, la crue annuelle contraint les bergers peuls à une transhumance durant laquelle chacun compose un long poème qu'il déclame à l'occasion des fêtes de retour de transhumance. Ce poème est caractérisé par un jeu complexe sur l'aspect sonore des mots, un jeu de marqueterie visualisé ici sous la forme de tableaux colorés."
Ci-dessus : Littérature orale (Franck Guillemain), présentation de la poésie peule par Christiane Seydou - Document CNRS / Canal U (30 septembre 2013)
Présentation Canal U : "Le continent africain possède un large éventail d’expressions littéraires. L’emploi conventionnel du terme « littéraire», justifié par le travail formel effectué sur la parole, est utilisé pour répondre au critère de codification d’un type de discours. Ainsi les productions discursives de type oral sont considérés au même titre que les productions écrites, sans négliger toutefois les différences fondamentales entre ces deux modes d’expression socioculturels."
En juin 2013, Florian Delorme recevait sur France Culture
Christiane Seydou et Maria Manca, pour leurs travaux respectifs.
FOCUS : La poésie peule du Mali, par Christiane Seydou / Les joutes poétiques de Sardaigne, par Maria Manca
À titre d'exemples (au sens d'évocations, mais aussi d'exemplarité réelle) de la vivacité actuelle de cette quête des aires des littératures orales, en ce qu'elles sont susceptibles d'être porteuses de "régénération" (on reviendra plus loin sur le terme) : le travail colossal effectué par Christiane Seydou en matière de collecte des trésors de la poésie peule du Mali, poésie pastorale ou à dimension mystique, et par Maria Manca à propos des joutes poétiques de Sardaigne. La poésie peule du Mali dit une désinence nomade de la présence de l'homme au monde, elle est poésie de la mémoire, de la déclamation mais aussi de l'intériorisation du monde. Contradiction, que cette poésie qui renonce à l'inscription figée de l'écrit, se retrouve diffusée pour le reste du monde, grâce au recours à l'ethnographie (une tradition orale, portée à la connaissance de tous grâce au travail d'attention de l'ethnographe). Même constat pour les joutes poétiques typiques de la Sardaigne, mais également pratiquées en Corse et aux Baléares, et dont la tradition remonte à l'Antiquité. Ces joutes sont aujourd'hui étudiées avec soin par l'ethnologue Maria Manca, spécialiste d'ethnopoétique. À vrai dire, la notion même de "patrimoine immatériel de l'humanité" exprimée par l'Unesco, c'est bien ça : la préservation de pans entiers de cultures données, pour leur valeur d'universalité qui provient de leurs spécificités mêmes. Deux figures de référence de l'ethnolinguistique et de l'ethnopoétique d'aujourd'hui, qui mènent chacune d'entre elles un travail essentiel à la fois d'éclairage, de préservation, de valorisation et de diffusion de traditions méconnues et pourtant primordiales de l'oralité (primordiales pour l'humanité entière, et c'est pourquoi j'évoquais le vocable de l'Unesco). Bien sûr, l'intérêt ethnologique n'est pas nouveau, mais ce qu'on peut en dire, devant des exemples actuels d'une si grande importance, c'est que l'ethnographie, quand elle n'est pas prédatrice de son objet (l'écueil a déjà été illustré), peut déboucher sur cet office irremplaçable, qui n'est pas "découverte", mais éclat d'une connaissance qui nous est à tous indispensable.
Extrait du Phèdre de Platon :
" SOCRATE : - Le dieu Teuth, inventeur de l'écriture, dit au roi d'Egypte :
" Voici l'invention qui procurera aux Egyptiens plus de savoir et de mémoire : pour la mémoire et le savoir j'ai trouvé le médicament qu'il faut " - Et le roi répliqua : " Dieu très industrieux, autre est l'homme qui se montre capable d'inventer un art, autre celui qui peut discerner la part de dommage et celle d'avantage qu'il procure à ses utilisateurs. Père des caractères de l'écriture, tu es en train, par complaisance, de leur attribuer un pouvoir contraire à celui qu'ils ont. Conduisant ceux qui les connaîtront à négliger d'exercer leur mémoire, c'est l'oubli qu'ils introduiront dans leurs âmes : faisant confiance à l'écrit, c'est du dehors en recourant à des signes étrangers, et non du dedans, par leurs ressources propres, qu'ils se ressouviendront ; ce n'est donc pas pour la mémoire mais pour le ressouvenir que tu as trouvé un remède. Et c'est l'apparence et non la réalité du savoir que tu procures à tes disciples, car comme tu leur permets de devenir érudits sans être instruits, ils paraîtront pleins de savoir, alors qu'en réalité ils seront le plus souvent ignorants et d'un commerce insupportable, car ils seront devenus de faux savants. "
[…] Ainsi celui qui croit avoir consigné son savoir par écrit tout autant que celui qui le recueille en croyant que de l'écrit naîtront évidence et certitude, sont l'un et l'autre tout pleins de naïveté dans la mesure où ils croient trouver dans les textes écrits autre chose qu'un moyen permettant à celui qui sait de se ressouvenir des choses dont traitent les écrits.
PHÈDRE : - C'est très juste.
SOCRATE : - Car ce qu'il y a de redoutable dans l'écriture, c'est qu'elle ressemble vraiment à la peinture : les créations de celle-ci font figure d'êtres vivants, mais qu'on leur pose quelque question, pleines de dignité, elles gardent le silence. Ainsi des textes : on croirait qu'ils s'expriment comme des êtres pensants, mais questionne-t-on, dans l'intention de comprendre, l'un de leurs dires, ils n'indiquent qu'une chose, toujours la même. Une fois écrit, tout discours circule partout, allant indifféremment de gens compétents à d'autres dont il n'est nullement l'affaire, sans savoir à qui il doit s'adresser. Est-il négligé ou maltraité injustement ? il ne peut se passer du secours de son père, car il est incapable de se défendre ni de se secourir lui-même. "
Se pourrait-il que ce faisant, en consentant à ce ressourcement, on accomplisse un peu de ce processus de la Relation, si cher à Édouard Glissant ? Résolument, oui, car rappelons d'abord que pour Glissant, ce processus vise, comme il le disait, "la somme finie de toutes les particularités du monde, sans en oublier une seule", et qu'en l'espèce, se mettre à l'écoute de cette oralité ancestrale propre aux expressions poétiques minorées et méconnues des peuples du monde, c'est justement construire cette Relation. Témoigner de cette richesse d'expressions littéraires spécifiques issues de l'oralité, par le biais de l'enquête ethnographique, de la collecte patiemment effectuée, mais au-delà même, par leur quête passionnée, c'est en quelque manière permettre à tout un chacun un accès inestimable à des traditions qui sont parties prenantes de la pluralité, et en cela vecteurs du Divers (au sens de Segalen), plutôt qu'éléments d'un universel omnipotent.
Mais c'est aussi savoir se mettre à l'écoute d'un rapport dense au monde, à cette "chair du monde" dont parlait Merleau-Ponty. C'est en ce sens, "dire le monde", selon cette vocation du poétique que reconnaissait Glissant comme une priorité (voir son explication dans la vidéo ci-contre, lors d'une conversation avec Patrick Chamoiseau). Et comme c'est le cas habituellement, quand on se penche sur une thématique donnée pour examiner comment Glissant l'a envisagée dans ses textes, on est évidemment saisi tout à la fois par la force et la précision de son analyse, et en l'occurrence pour dire ce que j'essaye d'exposer ici, il faut simplement s'en retourner à l'un des éclats de Glissant lui-même. On le trouvera dans son Traité du Tout-Monde où, en 1997, l'écrivain interrogeait en quatre pages lumineuses entre toutes et à vrai dire indépassables, la notion même d'écriture, en liaison directe avec cette mission de "dire le monde" (le monde en Relation, somme des divers, tout-monde justement), mission repensée justement à l'aune de cette intrusion des oralités fécondantes (ici, plus aucune dichotomie scélosante : c'est d'une innutrition qu'il s'agit. Oui, je vais donc en livrer l'extrait ci-dessous, non sans avoir insisté sur l'importance d'une lecture attentive, soignée, de ces lignes qui sont si cruciales pour nous tous si l'on veut même comprendre ce qui se joue aujourd'hui dans ce domaine, et que tente de suggérer le présent dossier. Lisez donc, mais lisez lentement, en pensant l'importance de cette vision qui constitue l'examen le plus avancé du phénomène en question. Soyez attentifs à la manière dont ce texte progresse, dans sa structure même, dans l'explicitation graduelle de la notion de "dire", comprise comme matrice de toute écriture : cette progression elle-même relève du génie rhétorique, mis au service d'un éclairage primodial. Après tout, je ne peux m'empêcher de surligner (caractères gras), pour vous inviter à relire et relire encore ceci ("Écrire, c'est dire : le monde", dans Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997, p. 119 à 123) :
Il aura fallu toute la tradition des clercs et des moines au Moyen Âge et surtout l'invention puis la rapide diiffusion de l'imprimerie au XVe siècle, pour que le modèle s'inverse, et que dès lors soit consacrée dans les esprits l'éminente supériorité de l'écrit. Pour autant, alors même que la littérature a depuis lors été indissociablement assocée à l'écrit, il en est un pan qui reste justement associé à l'expression orale qui historiquement en tout cas, en avait été le terreau, et c'est bien sûr la poésie. Car nul n'a oublié la trace, prégnante et persistante de la poésie lyrique, qui n'a cessé d'irriguer la notion même de poème en Occident, du fait de ses racines grecques (avec la figure fondamentale de l'aède), et de son illustration médiévale. C'est d'ailleurs cette acception lyrique qui permet encore de lier la tradition occidentale à d'autres pratiques - extra-européennes - de la poésie. Une sorte de définition du poétique telle qu'il est vécu dans le monde, semble tirer une grande partie de sa substance dans ce dénominateur commun de l'oralité, et ce trait d'union actif est en lui-même considérable. C'est par cet aspect que la dichotomie écrit / oral cesse d'être opératoire, et que la notion occidentale de littérature peut s'ouvrir aux pratiques en vigueur çà et là dans le monde. C'est encore en cela que l'intérêt ethnologique pour les littératures orales, intérêt régulièrement renouvelé par les chercheurs, permet non seulement d'explorer toujours plus avant la richesse des nombreuses variantes de l'oralité, mais aussi de régénérer en quelque façon ce que la poésie peut avoir de figé aujourd'hui dans les sociétés occidentales : il s'agit, en somme d'une sorte de retour aux sources mêmes du poétique, viscéralement lié à la parole.
Le statut de la parole dans la
philosophie et les mystères antiques "Les vivants et les dieux", Michel Cazenave, France Culture, 8 février 2003
Dans cette émission de l'excellente série "Les vivants et les dieux", Michel Cazenave revient avec ses invités sur le statut de la parole dans la philosophie antique, envisagée dans ses généralités et dans des cas particuliers, liant le propos également à la question de l'expression orale des mystères fondateurs.
C'est à vrai dire tout l'imaginaire de l'écriture qui, dans la Grèce classique, est frappé d'une certaine suspiscion, voire d'une dévalorisation finalement étonnante, quand on se souvient que la pensée grecque est à la source de la civilisation occidentale. Il n'est donc pas uniquement dans le Phèdre de Platon (citons aussi sa Lettre VII : "C'est pourquoi nul homme sérieux, assurément, ne se risquera jamais à écrire sur des questions sérieuses et livrer ainsi sa réflexion à l'envie et à l'incompréhension des hommes") que l'on peut attester de cette distance par rapport à l'écrit. Le logos est avant tout oral, et sa transcription même par l'écriture est en soi problématique. C'est finalement ce que tend à poser la philosophie antique en général, soutenue en cela par des traditions plus anciennes, liées à l'invocation des mystères fondateurs et des mythes premiers.
Écrit / oral : de la dichotomie à la régénération
Même si cela a souvent été répété, jusqu'à devenir parfois un lieu commun, il est toujours assez vertigineux d'envisager qu'à la base et en amont de la civilisation occiddentale dont l'essor a pourtant été tant liée au développement de l'imprimerie, figure parmi les sources de la philosophie grecque, une méfiance radicale envers l'écrit, en faveur d'une proportionnelle valorisation des ressources de l'oralité. C'est Socrate lui-même qui, dans le Phèdre de Platon, condamne avec force tout ce que le recours à l'écrit pourra faire perdre à l'homme en matière de mémoire et de maîtrise directe de la connaissance : exprimant en cela une idée propre à la Grèce classique, Platon stipule qu'en confiant à l'écrit la substance de son savoir, l'homme coupe son exercice de la philosophie, d'une quête réelle de la vérité, dont seule l'oralité est porteuse (dans le Phèdre, cette affirmation est liée au mythe de l'invention de l'écriture par le dieu égyptien Theut). Pour lui, l'écrit détourne l'esprit d'une intériorisation de la connaissance, et favorise l'erreur et la falsification diffusée.
Avec un peu de recul, ce qu'enseignent les époques qu'on dit marquées par des mutations profondes et durables des moyens de communication, c'est l'émergence d'un nouveau regard sur les modalités les plus anciennes de transmission. Il est devenu aujourd'hui une lapalissade, que nous vivons depuis quelques années les effets sans cesse changeants d'une mutation accélérée, que l'on nomme ère numérique, qui entraîne dans son sillage une série de bouleversements, à la fois endogènes et exogènes. C'est donc aussi le moment, privilégié entre tous, d'envisager avec un œil neuf ce que furent les leviers de transmission du savoir, sous toutes latitudes et en toutes époques - et ce, pour mieux envisager leur valeur pour nous-mêmes. Il se pourrait qu'en ce moment de mutation, où sont repensés les médiums de tansmission et le rapport entretenu avec chacun d'eux aujourd'hui, on puisse être surpris par ce que nous proposent aussi les évolutions technologiques en cours et les effets qu'elles génèrent sur notre rapport à la connaissance. En particulier, réexaminer les formes dites "premières", c'est aussi savoir se départir des réflexes qui nous ont conduit à tenir pour archaïques certaines de ces modalités de circulation des savoirs, qui sont pourtant susceptibles de porter les potentiels les plus étonnants de revivification de notre propre modèle occidental de transmission de la connaissance. Le propos de cet aperçu est de donner à voir dans quelle mesure le regard renouvelé que nous pouvons apporter aujourd'hui sur les mille et une richesses des pratiques de l'oralité est de cet ordre, double : une redécouverte et une promesse tout à la fois. Il s'agit de l'oralité comprise dans l'histoire des sociétés à la fois comme mode de productions littéraire que comme transmission de savoirs. L'étude de l'oralité est en train d'évoluer sous nos yeux, il est déjà important de percevoir cette évolution. Et au-delà, si cette étude s'est elle-même renouvelée, c'est aussi parce que ses enjeux touchent certainement (on le sent encore confusément) un changement, justement, dans les pratiques les plus contemporaines, et celles qui sont encore devant nous. Nous avons tout à apprendre, en somme, à renouer avec ce vieil arbre à palabres qui symbolise dans les sociétés traditionnelles d'Afrique, le puissant levier de la transmission orale. Il se pourrait bien que ce soit ce vieil arbre qui ensemence à neuf les nouveaux paradigmes de la connaissance vécue, en un vieux souvenir toujours neuf de la parole porteuse de sens, de savoir et de présence. Quoi de neuf dans notre rapport à l'oralité ?