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Ce dossier est mis en ligne conjointement à notre MOOC "Connaître l'esclavage",

Espace MCTM.

"Il pensait au vieil esclave. Ce plus fidèle d'entre les fidèles, qui lui avait voué l'essentiel de sa vie. Trahison. Il ne comprenait pas cette fuite. le vieil esclave l'avait vu naître, avait même eu pour lui des gestes de tendresse. Lui avait appris le dressage des chevaux, initié aux secrets des fruits jaunes et des coqs de combat. le vieux-nègre ne lui avait jamais parlé, peut-être souri parfois, il s'était contenté d'être là, tel un solage d'époque pionière. Le Maître ne savait plus si son père l’avait acheté des griffes d’un négrier, ou s’il avait levé sur cette Habitation. Il n'avait pas l'étrangeté des nègres-bossales, ni le familier des nègres-créoles. Il avait toujours été là. on l'appelait Fafa, ou Vieux-sirop, sans trop savoir pourquoi. Il n'avait eu ni femme ni donné un enfant. N'avait jamais suivi les sermons de l'abbé, ni mendié le baptême oul'hostie, ni porté les bottes défaites ou les chapeaux usés. À la mort du Père - le Maître s'en souvenait soudain - le vieil esclave n'était pas apparu aux chants de la veillée.Il avait creusé la tombe sans le chagrin-spectacle des nègres domestiques. quand la madame agonisa (la Madame-Maîtresse, une vieille Normande très charitable, qui soignait bien ses nègres), le vieux-bougre n'avait pas pris sommeil au bas de la Grand-case, ni poussé les complaintes qui attristèrent les cases qans elle rendit le souffle. Evidence : le Maître ne voyait de lui, aux intimes souvenirs, qu’un visage de papaye et d’ennui, une grande ombre insonore à moitié hors du monde, une grande bête silencieuse. Pourtant, aucune haine en lui. Ni menace. Ni danger. Mais pas d'acceptation. Cétait cela. Le vieux-nègre n'avait pas accepté ce qu'on faisait de lui. Jamais. On lui avait pourtant tout donné, les faveurs et les grâces. Il n'avait pas été esclave, non, mais un vieux compagnon. oui, ça même, un très vieux compagnon. On l'avait aimé. trahison ! C'était une trahison". (Patrick Chamoiseau, L'esclave vieil homme et le molosse, op. cit., p. 106-107)

Tout est dit et superbement synthétisé ici : narration plurielle et enjeu mémoriel mêlés, car l'écrivain crée en l'occurence, ou plutôt restitue en une parole qui lui est "parvenue", pour ce collectif submergé "par ce nœud de mémoires qui nous âcre d'oublis et de présences hurlantes", en somme pour renouer les fils de cette mémoire éclatée par la parole, par l'écrit et sa représentation. Se plaçant "dans l'axe d'une source dont le jaillisement encore irrésolu manque à cette soif qui nous habite, irrémédiable", son récit opère dans cette épaisseur des présences à restituer, et qui sont celles de cette histoire singulière et tragique de l'esclavage, de l'habitation et de son système déshumanisant, de ces stratégies de résistances verticales et latérales. C'est cet ensemble qui se nomme mémoire et dont se saisit ce roman, dans sa fulgurance narrative. Tout doit agir dans ces pages, comme ce "jallissement encore irrésolu" que la littérature, celle de Glissant et celle de Chamoiseau quand elle convoque le passé esclavagiste, accompagne, déploie et accore. La réception de l'ouvrage par la critique et par le lectorat de Chamoiseau (sans cesse accru) a du reste bien saisi cet enjeu et cette méthode tout à la fois. Et tout dans ce roman (dont l'étude fidèle reléverait de proportions bien amples) sera accordé à la substance de cet enjeu, sans que la narration ne devienne pour autant "édifiante" dans le sens de quelque roman à thèse. Le mémoriel n'est donc pas ici un militantisme, il est, dans la fiction elle-même, une élucidation des éléments de la servitude, de la révolte, de la répression qui occupent la société d'habitation. L'élucidation, pour n'être pas réductible à un propos militant ou édifiant, se devait donc de se départir de toute image préconçue, pour déboucher sur cette sorte de parole clé ou sera livré finalement le ressort éthique du marronnage de ce vieil esclave silencieux et qui incarnait la force muette, parmi les siens - et cette parole adviendra au moment du questionnement du maître, en chasse de sa proie comme le molosse (dont il est dit - si sompteusement - p. 51 : "Il est l'âme désemparée du Maître. Il est le double souffrant de l'esclave."). Une parole où se love un intertexte persien explicite qui me ravit et dont j'avais eu l'occasion d'étudier ailleurs l'agencement :

"Les histoires d'esclavage ne nous passionnent guère. Peu de littérature se tient à ce propos. Pourtant, ici, terres amères des sucres, nous nous sentons submergés par ce nœud de mémoires qui nous âcre d'oublis et de présences hurlantes. À chaque fois, quand elle veut se construire, notre parole se tourne de ce côté-là, comme dans l'axe d'une source dont le jaillisement encore irrésolu manque à cette soif qui nous habite, irrémédiable. Ainsi, m'est parvenue l'histoire de cet esclave vieil homme. Une histoire à grands sillons d'histoires variantes, en chants de langue créole, en jeux de langue française. Seules de proliférantes mémoires pourraient en suivre les emmêlements. Ici, soucieux de ma parole, je ne saurais aller qu'en un rythme léger flottant sur leurs musiques." (Patrick Chamoiseau, L'esclave vieil homme et le molosse, op. cit., p. 17-18)

Certes donc, une maestria énonciative, une amorce en puissance sereine, tel en un conte. Certes. Mais prenons bien garde au propos, qui tient son ancrage dans l'enjeu de la représentation, de la restitution de ce "temps de l'esclavage dans les isles-à-sucre", et qui place ce récit annoncé (telle la chronique de Garcia Marquez) du "boucan de vie" qui va irriguer le marronnage. L'enjeu conditionne le récit, en un sens non déterministe, mais "programmatique" au meilleur sens du terme, en cohésion avec Écrire en pays dominé. C'est pourquoi en cette amorce du chant (l'appellation est légitime) cet enjeu est rappelé, et c'est celui de la restitution mémorielle, à l'encontre de l'occultation de la mémoire que déjà contrecarrait la première époque de Texaco, et ce qui suit justement dans cette amorce :

"Du temps de l'esclavage dans les isles-à-sucre, il y eut un vieux-nègre sans histoires ni gros-saut, ni manières à spectacle. Il était amateur de silence, goûteur de solitude. C'était un minéral de patience immobile. Un inépuisable bambou. On le disait rugueux telle une terre du Sud ou comme l'écorce d'un arbre qui a passé mille ans. Pourtant, la Parole laisse entendre qu'il s'enflamma soudain d'un tel boucan de vie." (Patrick Chamoiseau, L'esclave vieil homme et le molosse, op. cit., p. 17)

Ces enjeux ne tardent d'ailleurs pas à apparaître à tout lecteur simplement attentif à ce puzzle fermé qui se met en place d'emblée dans ce roman, entre le vieil esclave qui, même après une vie entière de silence dans l'asservissement, se rèvèle être un insoumis ontologique qui va prendre la décision ultime de la fuite, de la dissidence, rompant net avec l'habitation, devenant le fugitif radical qui définit le Marron. Porteur d'une sorte de sagesse séculaire qui lui a permis d'endurer sans broncher, porteur d'une force suffisante qui lui a permis de résister à la "décharge", cette sorte de tension irréprésible vers le marronnage, ce départ déjà qui se profile dans la rage fondamentale qui en nourrit l'élan. Ce roman qui détient la force de la nouvelle dans sa densité même, projette l'expérience du marronnage en une force narrative propre aux légendes. L'énonciation y est de cet ordre : une poussée basique, qui saisit l'être des personnages convoqués dans une enveloppe d'histoire canonique ; d'où cette impression de conte, autant dire de puissance de la narration, qui emporte le lecteur dès les premières pages. Tout ce dispositif est mis au service de cette représentation fictionnelle de l'esclavage qu'on a dite plus haut, et qui ici se focalise sur l'expérience et le vécu d'un marronnage démultiplié (où l'on retrouve le projet glissantien) comme on le sait, chez le Marron, le molosse qui se jettera à sa poursuite, et le Maître lui-même agi par des forces de doutes qui finalement le plongeront dans un trouble final. J'ai toujours pensé que l'art de la narration de Chamoiseau reposait en grande partie sur cette maîtrise inouïe de l'énonciation, raison pour laquelle il est si important de comprendre l'enjeu de chaque argument narratif qu'il utilise - et ici, donc, répétons-le à l'envi : il s'agit bien de cette mise en scène fictionnelle d'une vision tragique du marronnage, éloignée (comme le dit bien l'essai de 1997) de toute projection surplombante inhérente à un héroïsme convenu, à l'image d'Épinal en somme du Marron. Certains lieux précis du roman Texaco donnent idée de cette puissance narrative et de cette maîtrise de l'énonciation (nous en donnions plus haut un exemple acompli, avec le "Noutéka des mornes") ; pour L'esclave vieil homme et le molosse, l'amorce même du récit, j'allais dire du "chant" comme on dit en poésie, donne idée et laisse ressentir cette puissance énonciative qui en l'espèce, emprunte au registre du conte :

L'esclave vieil homme et le molosse est, dans ce registre du tragique marron, l'acmé de l'œuvre où se lit, en une maîtrise de la narration qui fait tout le prix de ce court et dense récit, le protocole singulier de la rébellion qui va fixer le destin du Marron en un pari brutal de conquête de la liberté. Chamoiseau fait de ce pari à la fois la gloire et le poids de l'héroïsme qui porte le personnage, en une sorte de phénoménologie de l'action (du questionnement à la décision, débouchant sur l'action fulgurante), que n'aurait pas renié le Sartre existentialiste de La nausée voire le Camus de L'étranger, je veux dire ceux qui ont su saisir les conditions et la solitude de l'action. Adossé à une réalité historique que nulle documentation historique ne saura étayer, expliquer ou contextualiser, c'est l'émérgence du projet de marronnage, son exécution et son issue qui sont ici dépeintes avec une singularité irréductible. Le récit emprunte volontairement, toujours en intertexte ouvert, à ce que Glissant, dans Le Quatrième Siècle et dans Mahagony essentiellement, avait déjà introduit dans le genre que constitue le récit de marronnage, faisant justement éclater ce genre. On a déjà dit le ressort fondamental de la pluralité de la narration, de cette démultiplication du moi, qui conditionne le récit et en fait une polyphonie narrative, suivant là comme on l'a dit, le discours explicité dans Écrire en pays dominé. Cela vaut pour une technique d'écriture, mais aussi parce que la réalité visée est selon l'écrivain un tout éclaté.


Au moment où le commentaire de l'œuvre de Chamoiseau, du fait même de son importance, du fait aussi des trajets souvent hasardeux de la fortune critique, connaît parfois les errances dues à l'inflation éditoriale mais aussi aux modes d'analyses, autorisant, croit-on, les considérations les plus étranges et les moins inspirées (les moins à même de permettre de gagner en intellegibilité de l'œuvre), il est indipensable d'aborder L'esclave vieil homme et molosse dans l'idée simple et forte de cette sorte de symbiose voulue avec les propos sur la résistance à l'esclavage, portés dans Écrire en pays dominé. C'est seulement de cette manière qu'on se gardera de digressions dont la sophistication même ne peut abolir l'illégitimité et disons-le, l'ineptie. Il est urgent d'en revenir aux enjeux mêmes de ce roman : dire la modalité du marronnage, dire une part primordiale du maelström esclavagiste.

"Chose rare, le Béké au ventre mol décrocha sa pétoire du temps des Anglais. Flanqué de mon papa, il donna - descendre vers l'aubaine des bois, lieu de chasse à l'ortolan ou sarcelle de passage, et tomba pile sur un nègre marron de mauvaise qualité, couvert de pians, la jambe dévastée par les dogues, le dos en croûte des œuvre d'une rigoise et l'esprit naufragé dans la haine. Jailli d'un épineux, le dément agfriffa le Béké à la gorge. Comme je te parle, il lui enfonça une baïllonnette malsaine et le pilonna en fureur centenaire comme une viande de lambi que l'on veut griller tendre. Mon papa (il ne sut pas pourquoi mais j'ai le sentiment que ce fut sans regret) saisit la pétoire et fit Bo !... Le nègre marron le regarda avec la plus douleureuse des surprises. Puis il s'effondra tellement mort que l'on aurait pu y soupçonner une impatience à quitter la vie." (Patrick Chamoiseau, Texaco, op. cit., p. 56).

Par la suite, c'est sur les fondements de cette recherche de l'unité et de la diversité des formes de résistances que se poursuit la description à la fois terrible et méticuleuse de la vie sur l'habitation esclavagiste, et c'est aussi sur ces fondements que seront détaillées les deux autres figures de résistance qu'incarnent selon Chamoiseau le Conteur et le Quimboiseur (on se raportera à ces pages lumineuses entre toutes). Il n'en demeure pas moins que les formes de résistance passive ou des modes culturels de résistance que donnent le conte et le quimbois, ne soustraient rien au caractère tragique de l'héroïsme du Négre marron, qui représente la forme accomplie de résistance, puisqu'il s'extrait radicalement de la société d'habitation. Mais il le fait, nous dit Chamoiseau, au prix d'une dépersonnalisation que relfète aussi le processus de formation de petites communautés marronnes, comme en Guyane comme y fait allusion l'écrivain. L'incarnation fictionnelle du Marron que livre L'esclave vieil homme et le molosse sera conforme à cette vision désenchantée et proprement tragique, vision que l'on pouvait d'ailleurs pressentir en maintes pages de Texaco : que l'on pense à cette toute première apparition du Nègre marron, apparition non point auréolée du halo de la légende héroïque, mais de cet être plongé dans le drame absolu de son isolement et de son solipsisme, être hagard qui d'ailleurs va être tué par le père de Marie-Sophie, secondant le Béké dans cette scène furtive mais signifiante :

"La résistance africaine à l'esclavage connut toutes les formes, du suicide dans la cale du bateau, au marronnage en compagnie d'une famille caraïbe. La Négritude a exalté les héroïsmes du Nègre marron qui arc-boute son refus par une fuite dans les bois. Ces rebelles ont toujours existé mais, dans les petites îles, leur ttajectoire a souvent été courte : les chroniques d'écartèlement sur place publique d'un Nègre marron sont innombrables ; ces victimes (décapitées, fouettées, mutilées...) n'ont pas de nom mais un prénom puéril dont nul n'entretiendra le souvenir. Comme si la mémoire orale s'allégeait des échecs individuels pour retenir l'énergie d'une masse indistincte en lutte de survie. Elle a ainsi conservé le bond rebelle hors de l'habitation esclavagiste, mais sans lui donner de visage ou de nom. Glissant décrit cette fuite à travers bois, affolée par les dogues pourchasseurs, et qui se heurte contre la mer. ici, pour l'Africain continental, accroché aux traces du territoire perdu, la mer devient geôlière. Il s'est enfui dès l'accostage du bateau négrier, il a couru sur cette terre inconnue, cherché une piste de retour, une orientation vers le pays perdu, et là, face à cette quête, la mer dresse comme un mur : elle condamne au nouvel alentour, elle nomme cet autre destin, l'impose en cruauté. Même quand l'esclave né sur place marronnera à son tour, il portera en lui la trace désirante de ce pays perdu, il s'élancera vers ce pays perdu, cherchera la piste hagarde du Retour vers le Territoire : et là encore, en face d'un tel désir, la mer sera geôlière, et l'île close. (...)

Bien sûr quelques Nègres marrons sélançaient sur une yole à la fortune des vagues mais, en l'absence de comparses caraïbes, ils ignoraient vers où se diriger et nul ne sait à quelle gueule marine imputer leur disparition. J'ai rêvé de ces Nègres marrons en dérades sur des troncs d'arbres creusés, pris dans l'infini d'une mer qui fait ciel. le soleil m'accable. Le sel fait éclater ma peau. je cherche le Territoire perdu. je crois le deviner dans ces oiseaux qui migrent, dans ces nuages qui traînent la blessure d'une montagne. Sous ma frêle embarcation, les abysses d'encre et les formes affamées des requins cisaillent la moindre attache au sol. En moi, les codes se brouillent. je ne suis plus ce que j'étais je n'ai plus d'essence, ni d'être, je suis un élément du monde parmi les vagues et la houle lisse du ciel, juste comme un algue, une écume, un pollen emporté. je deviens un simple étant du monde. Si je survis, si j'accoste à une rive, j'aurais, au voile des yeux, la lueur (un peu glaciale) d'une aube première sur un monde vierge. (...)

Mes rêves accompagnaient aussi les fuyards dans les bois. Halètements. Courir en haut des mornes, trouver une piste de retour vers l'Afrique. Le regard qui s'aiguise, qui dépèce l'horizon. Le cou tendu au plus loin, au plus haut. La main qui soulage la pupille d'une vrille du soleil. Le malheur découvert à la ronde : l'encerclement d'une mer indéchiffrable. Alors, j'imaginais le lent reflux, la déception pesant sur les chevilles. Revenir. Redescendre vers cette terre où inscrire sa vie, planter sa résistance. Mais l'endroit est petit. Des battues de planteurs découragent les campements. On est contraint aux épuisantes mobilités. Aux fuites vers rien. Aux sommeils d'oiseaux-fous. Où trouver temps d'approvoiser ce sol, domestiquer ces arbres ? Alors, le rebelle s'enracine dans l'unique espace sûr : le pays perdu qui lancine au fond de lui. Même quand les villages furent possibles (forêt de Guyane, dans les grandes îles, sur le continent...) les imaginaires africains vont se figer de manière identique, s'américaniser à leurs corps défendant, et, croyant ainsi se préserver, survivre sur eux-mêmes. J'ai déjà évoqué le silence du Nègre marron coincé dans son élan [Lettres créoles. Tracées antillaises et continentales de la littérature, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant Éditions Hatier, Paris, 1991.]. Il ne crie plus. Il ne danse pas. Il ne chante pas. Il ne grave rien sur l'écorce des arbres. Son regard s'est inversé. Il fait silence comme dans une cale de négrier, un dortoir de goulag, un oubliette chilienne. Et ce silence borde l'abîme d'un imaginaire qui s'étire aux extrêmes mais qui refuse le saut. Ce silence du nègre marron n'est pas un désespoir, il glane le refus certes, il effeuille une absence oui, mais se nourrit surtout de la mise en suspens des anciennes certitudes. Comme un muscle ramassé mais qui implore longuement : Mais où bondir ? (...)


Dans les registres de plantations, les dossiers de justice, j'ai découvert cette tristesse mortelle qui poussait à la fuite dans les bois. À la solitude des bois. L'obscurité des bois. Là où on accède aux puretés de soi-même, densifié dans son Être, replié sur ses chairs et ses os, quêtant là une vérité stable. Alors que, sur la plantation, on éprouvait le naufrage de soi dans un bouillon avec mille Autres, l'échouage vasard des certitudes, l'usure des absolus. Une drive-dérive en étendue déprime. je vois ces Nègres marrons abîmés en eux-mêmes au drame d'un fixe exil, transformés en momie de leur Être ou d'un Être reconstruit, n'osant peser des yeux le souffle cyclonique qui n'offre aucune boucle au vieux crochet des résistances. Ni même de piste connue aux libertés.

Les autres résistances à l'esclavage furent passives : mélancolie sans nom, chagrin assassin, paresse, railleries, vols systématiques, mensonges, disparition des notions de mal et de bien, suicides, sabotages, révoltes démentes où l'on saccage et l'on tue et l'on brûle sans projet. Une guérilla obscuréforme  que le Maître affonte sans répit. Là, sur l'habitation où on n'ose s'enfuir, mourir devient un acte de vie, mourir est résistance extrême, bond paradoxal du plus précieux espoir. Des femmes avorteront pour dérober du nombre au cheptel du Maître : leur propre déchéance se voyant tolérée, celle de leurs enfants leur reste insupportable. Il faut imaginer ce trou sans fond : une esclave enceinte, solitaire dans le noir de sa case, poussée à supprimer la vie qu'elle porte en elle. Décision. Elle exécute ce geste. Abîme, et (dans le même allant) ascension vers un terrible soleil, vers une autre échappée, on est campé en soi et on résiste à mort, et mieux que résister : on nomme la vie dans cette mort offerte. Autour d'elle, l'habitation dort sans un seul rêve. Nul vrai sommeil dans cette vie d'esclave qui est une mort : l'humanité défaite, l'absence qui branle à peine les mécaniques du corps ; les commandeurs qui ne fouettent que des ombres ; chacun, effondré en lui-même, cherchant un dire à ce qui lui arrive. De l'élan soudain figé du Nègre marron, à la déroute de l'Être qui transforme en zombies au cœur des plantations : deux ultimes bouts des résistances. Ils alimenteront mon âme de leur vigueur particulière. Prendre mon bain-démarré dans l'eau de ces énergies. Cueillir ce qu'elles ont engrangé comme amour de la vie. Charger leurs forces mutantes et leur pouvoir d'adaptation. En faire trembler l'Écrire si cette grâce t'est donnée." (Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit, p. 144 à 150)

La question de la représentation du passé esclavagiste est donc essentielle pour Chamoiseau, le registre de cette représentation étant prioritaire pour l'écrivain. Ce qu'il veut déjouer (là encore, dans le droit fil de Glissant), c'est toute représentation lénifiante et convenue de l'esclavage. Il faut être attentif à ce propos, au fait que le premier temps inhérent à l'esclavage dont il a été question plus haut, intervient après la récusation par l'écrivain, du discours "doudouiste" porté par une certaine acception de la littérature antillaise antérieure au moment de la négritude, qu'accompagnera une vision mythifiée du Nègre marron conçu comme le prototype de la résistance victorieuse à la servitude. Chamoiseau veut délaisser les rives illusoires de cette conception qui éloigne la représentation mémorielle de l'âpreté et finalement de tout le tragique de la condition du Marron. En rejetant une peinture préconçue de la destinée marronne, il veut plonger dans le vif de ce tragique humain que désigne le marronnage et cerner le Marron non comme un héros idéal et prédéterminé, mais comme un héros tragique, précisément. Volonté avant tout de lier le Marron à la continuité des autres formes de résistance, et volonté de desceller l'héroïsme du marronnage de son enveloppe de mythification, dans le seul souci de mieux en approcher la réalité (autrement plus héroïque dans sa vérité historique, que toute sublimation, même quand le Marron se retrouve confronté à l'échec de sa rébellion). C'est cette lecture-là (qui actualise la démultiplication du marronnage que dit Glissant en 1987 dans Mahagony) qui se déploie en exposé d'une conception dans Écrire en pays dominé et qui bien sûr se donne à vivre et à ressentir dans le récit encore virtuose de L'esclave vieil homme et le molosse : le diptyque est à ce titre d'une cohérence intégrale, les deux écrits pleinement complémentaires, au sens où on l'a déjà décelé. Dans le second temps fort consacré à l'esclavage dans Écrire en pays dominé (p. 137 à 181), l'essai dit ceci :

SUITE DU DOSSIER :

© INSTITUT DU TOUT-MONDE

Mémoire vive d'une résistance tragique : problématique d'une figure héroïque du Nègre marron

"Les Dossiers de l'Institut du Tout-Monde" vous proposent des focalisations sur certains points liés à la philosophie générale de l'institut. Les créolisations, l'idéal de Relation, la trame plurielle et tremblée des interculturalités agissantes : les axes, en somme, qui furent ceux qu'Édouard Glissant avait voulus aux fondements de l'Institut du Tout-Monde, quand il le fondait en 2006. Une approche intuitive que nous déclinerons au gré de ces nouvelles propositions du site.

APPROCHES DE L'ESCLAVAGE DANS L'ŒUVRE DE PATRICK CHAMOISEAU

  

  

Par Loïc Céry, Directeur du pôle numérique de l'ITM

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LES DOSSIERS DE L'INSTITUT DU TOUT-MONDE


  

(Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde, 2006)

"Nous avons rendez-vous où les océans se rencontrent..."